lundi 26 octobre 2015

Moudon, 4 mars 1840, L.B. Le Jorat entre dans la maison.

Ranger est toujours l'occasion de remonter le temps.
En tout cas pour moi.
Pour mon parent, c'est autrement radical.
Classer, trier, jeter, trois verbes indispensables, ajoute Bosseigne.
On ne garde que l'essentiel. On vit léger. Dans les cartons, on met ce qui peut être donné, dans les sacs, ce qui ira à la benne.

Depuis deux jours, rangements d'automne, a décrété Bosseigne. C'est épuisant et excitant à la fois. Mais aux yeux de mon parent, c'est surtout l'occasion de faire le vide et de reprendre des forces pour se faire une peau d'hiver..
Tu ne gardes que l'essentiel, hein, crie Bosseigne. On fera des caisses de livres pour Emmaüs.

Je ne réponds rien.
Je continue. Avec des mots pris au hasard des livres ouverts et refermés.
"L'imparfait est notre paradis."
Et j'éternue et maudis la poussière.
Qu'est-ce qu'une maison?
"on rentre en soi c'est une maison
qui déménage
on travaille dedans
on pousse les murs du labyrinthe"
Mais "ça continue", disent les derniers mots d'un recueil.
Le temps n'est qu'un vaste présent dans la bibliothèque.

Un flot de lettres s'éparpillent sur le sol. Tiroir renversé.
Une enveloppe venue d'Yverdon daté de 1966.
Une lettre dactylographiée et une lettre manuscrite de ma mère.
Et voilà le Jorat à portée de lecture. Entré dans la maison comme nom de famille: Moudon.
Suisse?
Bosseigne, dans une autre pièce, trie les vêtements à donner. Je l'entends chanter en même temps que la musique: Strauss? Je sais qu'il sera draconien et éliminera tout ce que nous ne portons plus, ne lisons plus.



Mais les livres, les lettres?

J'ai trimbalé toute la matinée des recueils de poèmes et des romans, échangeant leur place dans les bibliothèque au nom de cet ordre souverain dont me rebat les oreilles mon parent. Résultat: Sebald a rejoint les poètes suisses, romands et alémaniques, sur la même étagère.
Aucun sens à ce regroupement, s'est exclamé Bosseigne quand il l'a constaté.
C'est comme notre famille, ai-je rétorqué.
Hein?
Nous sommes aussi mal assortis que Sebald et Gustave Roud à tes yeux. Et pourtant, je les trouve bien ensemble. J'ai hésité davantage à caler Artaud contre Saint John Perse et j'ai fini par y renoncer.

Mon parent a haussé les épaules et a rejoint son tas de vêtements.

Dans sa lettre, ma mère s'agrippe à la branche suisse et s'efforce de convaincre la police (contrôle des habitants) de Moudon et d'Yverdon de lui rendre ce morceau d'elle-même dont elle a été privée, dit-elle, et qu'elle veut retrouver car, dit-elle, "(elle) aime beaucoup la Suisse". Pour preuve de sa légitime demande, elle précise la date et le lieu de naissance de son grand-père, L.B. né à Moudon le 4 mars 1840.

Bien entendu, seule cette branche fragile l'a tentée. Elle ne dit rien de la mort de son  arrière-grand-père, fusillé en 1852 à Vidauban, dans le Var, à cause de ses convictions républicaines. Père de son grand-père, confiseur à Lorgues.

Ma mère s'est essayée à la généalogie.  Renouer les écheveaux défaits, emmêlés?

Au repas, nous parlons de nos tentatives maladroites de renouer. Lui, avec son fauteuil et tous les fauteuils qui en découlent, ma mère avec sa Suisse de rêve, et moi, avec ce que je nomme un paradis imparfait qui va d'ici jusqu'au Jorat.

Nous sommes des orphelins, commence-t-il, ce qui explique.
Toi, en effet.
Toi aussi!
Mais en 1966, ma mère n'est pas orpheline. Seule sa mère.
Oui, mais c'est la manière qu'a eue notre famille pour supporter son désordre.
En tout cas, ma mère.
Est réduite en cendres et certaines sont enterrées en Suisse.


(Citations de Wallace Stevens, Philippe Païni et James Sacré )

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