dimanche 25 octobre 2015

Dans le souterrain de Soutter



Sous-terre, vraiment? demande depuis la cuisine Bosseigne.
Je ne réponds pas. Je pense aux cendres. A ce que représentent des cendres. Humaines. Et je pense aussi à Soutter. Le nom de Ballaigues me revient en bouche comme une maladie difficile à avaler, mucosité aigre qui se heurte aux cavités du larynx. Le café peut arranger mon état. Si Bosseigne en refait.
Et puis les cendres résistent, elles aussi. Noircissent lentement.



Quand j'ai découvert Soutter, il y a vingt ans (?), ma vie en a été changée. Mes mains, mes doigts, mon corps. Noirs de charbon. La maison du fada à Marseille rejoignait l'asile de Ballaigues. Et je voyais mieux ce qui opposait les deux parents. Et les deux lieux. Je compris pourquoi j'avais éprouvé une si vive déception en visitant la Cité Radieuse. Et une si grande admiration en regardant les marginalia de Soutter sur les livres que lui apportait son cousin. Mais je n'en dis rien à mon parent, trop jeune. Je repensais à cette artiste d'origine suisse, qui m'avait raconté comment sa grand-mère, aide-soignante à Ballaigues,  déchirait et jetait les dessins que lui offrait Soutter. Aujourd'hui ces dessins de fou vaudraient une petite fortune, m'a dit en riant la petite-fille. La grand-mère n'avait pas conservé un seul de ces dessins, des dessins malades comme le pauvre Soutter, expliquait la vieille dame quand on la questionnait sur son geste.

Quant aux cendres de ma mère, pour qu'elles reposent en paix, la Suisse et la mer sont nécessaires, mais là non plus je ne dis rien. J'attends que Bosseigne revienne avec du café.
Je ne sais pas pourquoi ce matin, les cendres maternelles voisinent en compagnie de Soutter sous la terre. Une humeur noire sans doute devant le brouillard matinal qui va pourrir notre dimanche, et dans la bouche aussi, à moins que.

J'ai refait du café, un Colombie dont tu me diras des nouvelles, s'exclame Bosseigne en me rejoignant, la cafetière rouge à la main.
Nous sommes si seuls, ai-je commencé...
Ce matin? s'indigne mon parent.
Toujours.
Ce n'est tout de même pas une révélation, c'est comme ça depuis le début. Non? Tu lis trop. Il faut aller à la rencontre des arbres, de l'herbe, de l'air. Rien de tel qu'une balade. Walser sera d'accord avec moi.
Il y a tant de brouillard.
C'est ce qui t'empêche de voir ce qui te fera du bien si tu mets en marche ta machine! Allons! Et Bosseigne me sert un odorant café noir prompt à chasser toute mélancolie.
Et puis ton histoire de cendres, une fois qu'elles  sont enterrées, on les oublie. On se tourne vers les vivants. Moi par exemple!
Et Bosseigne éclate de rire.
Il ajoute: nous avons un sureau et un érable à planter. Voilà de quoi nourrir nos espérances jardinières et ajourner notre désir de fauteuil. Du reste, j'a ramené de la décharge une vieille carcasse qui une fois un peu arrangée fera un siège royal, presque aussi beau que celui dont la Tapissière ne nous donne plus de nouvelles.
Les cendres à la mer, c'est une autre histoire, mais je la garde pour plus tard, ai-je marmonné.
Hein, a fait mon parent, tu parles pour que je ne comprenne rien?
Ton café, ai-je repris, est excellent.
C'est l'intérêt de se servir chez un torréfacteur. Tu peux choisir avec lui. Et là on atteint au sublime...

Mon cher Bosseigne!
Je ne dirai plus rien.
Tu as eu le mot de la fin.
Ma mélancolie se noie dans le noir.
Doigts charbonneux.
Mais là-bas, près de la frontière, du côté suisse, en une forêt que je connais.
Non loin de Ballaigues.
Ma mère sous-terre.

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