lundi 2 décembre 2013

Bosseigne, les Shanghaï Wok, un mot qui passe -

J'ai découvert, dit Bosseigne, les Shanghaï Wok. Tu connais? Dans la forêt de Mers.

Debout dans l'entrée, mon parent me regardait. Depuis son départ, je pensais à son retour. Aux premiers mots. Bec, par exemple. Quel allait être son premier mot? Je ne pensais qu'à lui, l'inconnu chinois. Ne l'ai pas dit. Il y avait quelque part dans un cimetière, non loin du monument aux morts de la guerre de 14-18, un tas de poussière couleur soufre. La Chine. Shanghaï. Mais mon parent s'il ne revenait pas de si loin, un enfant égaré dans la forêt sauvage du Nord. Notre maison qui lui était familière devenue étrangère. Pourtant. Au Sud.

La Chine?
Non, Bourges, a soupiré mon parent.
Bourges serait une ville chinoise ? Secrètement sinifiée?
Ne ris pas, mais plutôt écoute et vois.
Il fait nuit, Bosseigne. Tu rentres tard.
On peut voir très bien malgré la nuit. Des réverbères partout. Jusque sur l'eau. Et l'enfant morte, au moins, tu l'as vue?
Bosseigne. Ai-je commencé.
Il y avait la police, des ambulances.
Une enfant chinoise?
Non, mais il y avait la mer.
A Bourges. La mer.

J'ai préparé un feu, ai conduit Bosseigne près de la cheminée. Assieds-toi, ai-je dit. Mon parent a obéi. Le voyage à Bourges semblait l'avoir mené trop loin. Hors de lui, mon parent. Trop de visages, peut-être. Ou pas assez. Je n'avais pas envie de l'interroger. Les premiers échanges étaient trop difficiles. J'ai pris un livre, le lui ai tendu, une page, des lignes soulignées. Puis un verre d'alcool. Lis, ai-je demandé.

"- mais monstres maintenant, en surface, ça jusqu'au bec-"

Bosseigne a lu. Bec, a-t-il soupiré. Encore. Monstres morts. Jean-Pascal Dubost.

Puis rien. A regarder la flamme. A entendre la cendre. De Shanghaï à Bourges. Encore. Et puis la forêt et la biche aux yeux mouillés. Mon parent, qu'avait-il ramené de si brûlant que sa main gauche était glacée? Une enfant morte et noyée ?

C'est ce mot, bec, tu le dis, le redis, il change d'état, nous, non.
L'enfant?
Une mère qui laisse son enfant à la merci de la marée. Mégère de la mer. Aurait dit.
Ne l'aurait pas écrit comme oui. Plutôt comme non.
Tu prends ce qui vient. Ne vient pas. Tu es traversé. Tu voyages. On te voyage aussi. Sans que tu dises ton accord. Sans musique.
Un petit bec, c'est embrasser.
C'est aussi piquer, tuer, mordre. Je ne sais pas, a conclu Bosseigne. Où tu vas et où je suis venu. Ce soir.

A nouveau rien. Ou plutôt son voyage entre nous, corps fatigué malgré sa jeunesse, les mots et les gestes de tous les gens croisés et ceux des absentés.


Sur l'eau un enfant parfois marche.
Celui-là, non, mort. Une fille.
Je croyais qu'à Mers sur Indre, il y avait eu la mer, autrefois, mais non, bien entendu l'Indre seulement, ah.
La mère l'a tuée.
Dangereuse souvent et surtout on ne l'arrête pas dans son mouvement.
On ne passe pas.
Qui a dit ça?
Ecrit. C'est un soldat. Armé d'un fusil, de bandes molletières, d'une baïonnette. On ne passe pas. Debout contre le bleu du ciel.
Oui, toujours prêt au combat. Et moi, désarmé. En état de total mutisme. La guerre, la mer, l'infanticide.
Et moi qui t'attendais. C'est ça?
C'est invivable de mettre côte à côte des ennemis et de leur dire de s'aimer.

Comme je ne savais pas quoi ajouter aux paroles de mon parent, je me suis tu. Longtemps. Et Bosseigne à son tour. Nous ressentions l'un et l'autre ce qui l'accablait.
Shanghaï Wok.
La mer à Berck plage.
Les poètes l'écrivent :  un mot qui passe -
Osent les poètes ça.
Osent le bec et Berck, la mer et l'enfant.
Et puis.
Bosseigne endormi,
le verre a glissé vide sur le tapis.

Contre ce froid, là, rien.
A nouveau, sous la porte, le vent et aussi
un mot qui passe -.


Mais qui passe là
on ne passe pas
mais qui parle là
la voix du soldat
on ne l'entend pas


J'ai couvert mon parent, remis une bûche au feu et suis montée me coucher.
Jusqu'au demain. Lent demain.









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