jeudi 12 décembre 2013

Le vieux monsieur Gurlitt en son appartement de Schwabing à Munich

Le vieux monsieur Gurlitt en son appartement de Schwabing à Munich, tu le connais, ai-je commencé avant même que Bosseigne ne soit assis en face de moi comme tous les soirs et les matins, depuis que nous habitons cette maison que nous avons reçue en héritage.
Héritage arrêté d'une famille en fuite.

Il a pris le train pour le sud de la Bavière.
Hein, a simplement répondu mon parent.
D'où vient-il, ce petit mot, entre nous, hein?
Je ne sais rien ce matin, rien et hein.
Cet homme, le vieux monsieur, lisait Kafka.
Et son histoire te paraît digne de figurer dans un roman de K.
Non, pas vraiment un roman, une histoire, courte et terriblement drôle. La colonie pénitentiaire manière histoire de l'art dégénéré.


Bosseigne s'est laissé tomber sur sa chaise en soupirant. A commencé à beurrer une tartine. Le café. Colombien aujourd'hui, ai-je tenu à préciser.
Une tartine et un café, le bonheur pour un idiot comme moi, a-t-il rétorqué.
Pour une idiote comme moi, aussi, un petit bonheur qui nécessite toute même une certaine modestie dans la conception même du bonheur.
Et Gurlitt, son bonheur.
Etait de vivre avec ses 300 tableaux comme avec une femme et des enfants. Un bonheur domestique et modeste.
Quels tableaux, des croûtes hitlériennes par exemple.
Non.

A mon tour je me suis beurré une tartine, ai avalé une gorgée de café colombien, ai soupiré d'aise. Si simple, vivre quand on se sait presque à l'abri du malheur.

Presque, a articulé Bosseigne, à moins que ce ne soit fresque, ai-je pensé.
Non, aucune fresque, des huiles plutôt.
Je disais presque, mais raconte Gurlitt ce héros.
Collectionneur passif de la collection paternelle.
Collectionnait-il aussi les mots de la peinture?
Plutôt les Otto Dix, Beckmann, Daumier aussi.
Vivait seul? Vraiment?
Une sorte d'enfant vieilli dans le souvenir des parents et de sa soeur morte d'un cancer. Et entouré.
De peinture sur ses murs?
On lui a tout enlevé. 300 parents proches. Comme des organes vitaux arrachés. Il dit se sentir mourir spolié.
Comme.
Oui, mais réfute le vol, le détournement, la spoliation. Lui n'a rien fait. A hérité.
Voler encore ce mot.
Je n'ai jamais rien demandé à l'état. Le parquet veut lui restituer son trésor mais il n'y croit pas, préfère partir en Bavière voir son cardiologue. Est au bout.
Chemin, route, rouleau?
Chemin de fer en l'occurrence, entre Munich et la petite ville où son médecin a son cabinet.

Je n'ai plus parlé de la lessive, pourtant le mot toile n'était pas loin de nous. Les tableaux ont voyagé.
Géographie de la terreur, disait le vieil homme, mon père l'a refusée et voulait sauver la peinture. Des Nazis, des Russes. En gare d'Augsbourg, se souvient qu'il a une maison à Salzbourg. Autriche après Allemagne et Augsbourg, ordre alphabétique.

Qui lui parlera de Maîtres Anciens, demande à mi-voix mon parent en s'éloignant.

Il ne fallait pas déprofiter, aurait pu dire pour se défendre le vieux monsieur Gurlitt.
Connaissait un mot équivalent pour dire.
Un mot pour faire comprendre.
Pour comprendre.
Que ses tableaux sont dans les journaux.
Que son intime parentèle est montrée partout.
On va déprofiter la peinture en l'exhibant, dit-il encore.
Il y a un secret amour là et le dévoiler est le tuer.

Et je ne peux m'empêcher de penser qu'il a raison.
Alors, dans mon barda, celui que Bosseigne n'emporte pas, je glisse la reproduction de l'Idiot de Chaim Soutine.
Rouge.
Et moi aussi je vais prendre le train.






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