mardi 21 janvier 2014

Pied gonflé

Je ne suis pas sûr, a commencé Bosseigne.
Et il s'est interrompu.

J'avais un livre dans les mains, l'ai posé sur la table. Attendant la suite.

De vouloir.
Pas sûr de vouloir?
Ce pied, je ne suis pas sûr de vouloir marcher normalement.
Comme avant?
Il n'y a pas de avant, il n'y a que maintenant et moi, rejoignant le centre en boitant.
Il y a existe tout de même.


Nous nous sommes tus.
Une sorte de méfiance comme un mauvais nuage. Et personne pour jouer les attrapeurs. De nuages.

Un métier qui se perd, ai-je dit à voix haute.
Marcheur?
Non, ramenteur.
Je ne mens jamais, ce que je disais est rigoureusement exact. Je ne suis pas sûr.
Qui peut l'être et de quoi.
Un pied comme celui-là m'a beaucoup rassuré sur ma capacité à ne rien attraper justement. A cause de la reptation forcée qu'induit ce sabot. Marchant le long de l'avenue, attirant la commisération des gens et du voisinage, pauvre Bosseigne, le voilà bien emmanché semblaient-ils tous penser.

Mon parent était prolixe. Il devait se rendre (avec moi) chez son chirurgien. Et il doutait. De vouloir reprendre une marche normale?

Revenons en arrière, dit Bosseigne. Revenons en décembre.
Impossible.
Il y a. Tu partais de ce point. Revenons vers lui. Parlons de la jeune fille, du jeune homme et de ce fauteuil légué en héritage. Il y a il y avait une famille et des morts.
Tu retournes trop en arrière et tu parlais de ton pied.
Gonflé, oui, ou plutôt je voulais rester en cet état de marche entravée, de résistance au temps, de soudure au présent du il y a.
Je ne te suis pas.
Tu sais sur moi certaines choses dont ce désir de ne plus fuir et un pied arrêté permet de croire à un temps immobile et répétitif.
D'où ramenteur, celui qui n'oublie rien.
Un temps sans mouvement, c'est un pied gonflé comme celui d'O.

Qui remet en mémoire nos vieilles histoires de famille en fuite? Bosseigne, toujours. On n'en finit pas.
A ramender le filet de ses souvenirs, mon parent fait du surplace.

C'est bientôt l'heure, ai-je dit en lui versant du café mexicain dans la jolie tasse bleue de ma mère.
Il y a le temps, a-t-il répondu.
Il y a encore?
C'est une belle expression, non? Devant soi elle pose le monde sur la table, comme toi les tasses et la cafetière. Tu as cru bon de sortir le service anglais de ta mère pour célébrer le jour où mon pied va reprendre sa fonction. Ta manie de tout ritualiser encore à l'oeuvre, n'est-ce pas? Mais je n'ai aucune envie de rire. Ni avec toi, ni avec le chirurgien. Avec personne en fait.

Je n'ai rien dit.
Je connais mon Bosseigne.
Ai mis mon tablier en dorne, y ai glissé pain et sucre, suis allée dans la cuisine en chantant à toute voix Furie, furie, que j'avais entendu à la radio. Opéra de Glück. Orfeo.
Et il y a eu un petit rire, presque timide, de mon parent.
Je le retrouvais, mais l'inquiétude de passer à nouveau la frontière qui sépare les bien portants et les autres, le tenait encore. Je savais que ce soir, sitôt rentré, mon parent retrouverait sa manière et à son tour chanterait à tue-tête en me regardant confectionner un plat de pâtes à la carbonara, plat dont il raffolait et que je m'étais promis de lui préparer pour fêter son retour en bon état de marche.

Et puis, il y a, soupira-t-il.
La thèse, je sais. Et le fauteuil. Et tous les il y a que je dois te remettre en mémoire.
Tant pis, conclut Bosseigne.
Rameutons nos pieds et nos jambes, nous allons en avoir besoin tout à l'heure.
Il y a le vent, dit encore Bosseigne.

Et c'était vrai.



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