dimanche 25 novembre 2018

Deux Sanpatri venus des Destins mineurs de marco Ercolani, traduction SD en cours.




Pavel Hadeu

« Combien de rom ont perdu la vie dans les camps de concentration ? Combien de tziganes Hitler a-t-il interné et tué de 1942 à 1945 ? »
« Dans ma tête il y a un tableau noir. Hadeu. Pavel Hadeu. J’ai 76 ans et je m’appelle Pavel Hadeu. Dans ma tête il y a un tableau noir. Tous les livres parlent des persécutions antisémites, toutes les images évoquent les victimes des pogroms. Le premier camp de concentration réservé aux roms est le lager di Lockenbach, dans le Burgland. Aucun archiviste pour faire le compte de nos existences. Pour dire le froid, la faim, la peur, il faut des mots, des récits. Nous, les gitans, ne possédons ni les uns ni les autres.
« Que pensait Hitler de vous ? »
« Selon lui, nous n’étions pas des êtres responsables. Voleurs, nomades, escrocs, assassins, mais irresponsables. De pauvres malades. Nos cellules étaient contaminées par le Wandertrich, le gêne du nomadisme, que seule une chirurgie appropriée aurait pu extirper, nous libérant par un acte de chirurgie que le docteur Köhler appelait chirurgie sélective. »
« Aucun écrit sur le génocide des rom ? »
« J’ai 76 ans et je m’appelle Pavel Hadeu. Dans ma tête il y a un tableau noir. Je répète mon nom trois fois par jour, parce que à travers mon nom vivent encore tous les noms de ceux qui ont été effacés et toutes les vies qui ont été supprimées au cours de ces cinquante dernières années. Vous voulez nous rendre justice ? Publiez mes paroles, sur les écrans, dans les livres, à la télévision. Qu’elles se répandent partout en Europe ! Dans la nuit des temps tous les hommes étaient rom. Nous sommes, depuis toujours, le peuple caché dont les autres peuples – stupides et cruels gadjos – ont honte. Quelques généraux SS, les pires des gadjos, riaient aux larmes de la rime entre pogrom et rom. Si je pouvais me souvenir de tous, je ne ferais pas de discours sur la liberté, mais je commencerais, en une longue cantilène, scandant syllabe après syllabe, nom après nom, par lire les noms de tout mon peuple : je recomposerais mon peuple, là, devant moi. Mais à l’intérieur de ma tête, il y a seulement un tableau noir. »
« Vous vous souvenez de leurs noms ? »
« Qui se souvient des noms de tous les gitans du pogrom ? qui a assez de mémoire pour remplir l’air d’une interminable liste de sons, sachant que chacun a été un corps riant et pleurant ? La solution finale fut décidée par Himmler le 16 décembre 1942 dans le secteur B2 du lager de Birkenau. ».
« Combien de victimes ? »
« Interrogez les auteurs du massacre ou fouillez de jour les champs innombrables d’ossements d’enfants et d’adultes. Vous aurez le nombre exact. »

Premier texte de Destins mineurs, Con un marchio preciso, Marco Ercolani, inédit en français.

(…)


Elisa Cairo

Elisa Cairo, fille de sourds-muets, n’a jamais entendu aucun son dans la maison de ses parents. Le monde extérieur lui est apparu brusquement, à la fin de l’enfance, bruyant et violent, comparé au silence de la maison. Enfin, même l’absence de voix de ses parents lui devint insupportable, une violence de plus.
Elle écrit dans un billet qu’elle laisse dans leur chambre : je m’en vais. Fait ses bagages, quitte la maison et s’en va à la nuit. A Milan elle trouve un travail d’archiviste, loue une chambre, mène une vie tranquille. Mais le bruit recommence à lui être insupportable, que ce soit dans la rue aux heures de pointe ou dans son travail, gênée par le bruissement des pages et le déplacement des registres. Chaque fois elle revient chez elle avec soulagement. Mais, si elle entend les voix de ses voisins, il lui semble devenir folle, comme si elle était en présence d’un rituel démoniaque.
Elle commence à tenir le journal de ses sensations. Donne un titre aux différents chapitres : Premier silence, Deuxième silence, Troisième silence. Elle écrit la nuit, quand tout le monde, hommes et femmes, dort. À la fin du livre, elle a réussi à tolérer les voix humaines qui résonnent dans les appartements voisins, mais souhaite qu’elles soient légères et quasi inaudibles. Elle ne se dispute avec personne, par crainte des cris. Bien qu’elle possède une très belle voix, elle chuchote et ne répond à personne qui veut entamer avec elle une conversation. Elle meurt très âgée, ayant à l’esprit les visages souriants et muets de ses parents. Ses amis découvrent le grand livre qu’elle a écrit avec une obstination constante pendant vingt ans : il possède mille six cent douze pages, divisé en douze chapitres, composé de lignes blanches, séparées de peu et remplies de mots incompréhensibles ressemblant à des notes de musique.

In Destins mineurs, Les êtres silencieux, Marco Ercolani, en cours de traduction

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