mardi 13 novembre 2018

Langue fauve


Dessin SD

L’homme tient un fusil à lunette mais ne le braque pas sur moi, au mur de sa maison de bois, à sa droite, il y a un cadre bellement ovale dans lequel on voit ma compagne, un peu avant sa mort, le regard fixé sur celui qui la prend en photo, plus haut, un autre cadre, rectangulaire, dans lequel un huit-corps, pris en contre-plongée dresse la tête vers ce qu’il ne voit peut-être pas, mais entend, l’homme a le regard égaré et fou, une barbe sale, un pantalon de chasseur, l’homme, presque un enfant, pue la peur, et je me demande un court instant ce qui peut la motiver, un cerf tue rarement son chasseur, mais je ne dis rien, en langue des bois il ne comprendrait pas et en langue humaine il mourrait sur le champ, il doit se demander comment j’ai pu arriver là, chez lui, dans sa cabane pourrie dont la terrasse branlante a tremblé sous mes sabots, tac tac tac, ce qui l’a tout de suite alerté et nous voilà, dans une situation dont l’absurdité ne lui échappe pas, même si la peur recouvre ses yeux d’une taie opaque, que redouter d’un animal comme moi, certes cornu et mesurant au garrot plus d’un mètre, comment ai-je pu entrer chez un chasseur comme lui si ce n’est pour le tuer, vengeant ainsi mes congénères et ma compagne, mais non, simplement le ramener à la forêt, à la vie sauvage qu’il redoute et aime en même temps sans le savoir depuis l’enfance, les jointures de ses mains blanchissent sur la crosse, mais il n’agit pas, ne bouge pas, retient sa respiration, reste aux aguets, j’essaie de lire la marque de sa carabine en haussant un peu le regard, ce qui ajoute à la nervosité de l’homme, il pourrait vouloir tirer,
cave hominem
sa peur, son absence de langue, mais plus que tout le reste sa peur, ma mère, commença l’homme, m’a caché dans le coffre de la Ford T. comme elle a pu, pour me protéger du monstre, elle disait, de tous les monstres mais surtout de celui qui m’avait engendré, je ne vivais pas avec eux, elle m’a caché dès ma naissance dans le coffre de l’auto, lôme ne conduisait plus, elle l’appelait comme ça, tremblait trop lôme, mais gachette rapide toujours, alors pour elle indispensable me tenir loin de la violence fauve de lôme, qu’elle disait, mais un jour m’a trouvé, lôme,  extirpé de là, du chaud, du noir et a dit, les bêtes faut les dresser petites, ma mère a disparu, je l’ai plus jamais revue, mais lôme oui, tout le temps me donnait à manger ce qu’il chassait, me donnait à boire ce qu’il buvait fort, riait quand je disais lôme, ça lui plaisait que je dise ça, pas papa, lôme comme ça, toit t’es qui, il me demandait ça le soir, t’es qui là, môme, répète, et il éclatait gros rire fauve, moi rien comprenais, mais répétais môme fils de lôme, puis lui aussi a disparu, sais pas comment ni où, déjà j’étais grand, j’ai pris ses armes, impossible de m’approcher, lôme mort, ont dit les gens, tu dois venir avec nous, j’ai tiré fort fauve comme m’avait appris lôme et sont partis, s’en foutaient bien de moi, môme fils de lôme, rien à en tirer à part un fauve, donc te voilà, comprends rien, un cerf, ça doit mourir, c’est tout, on le met dans un cadre, faisait comme ça lôme, joli, il disait, au mur un animal, c’est la bonne place, un musée pour toi, moi, j’étais content, un musée, il disait, on met des belles choses dedans, tu comprends imbécile, lôme savait beaucoup plus que moi, avait été dans grandes villes très hautes à regarder avec des musées, et voilà pourquoi, mais toi, tu peux me parler à moi, je suis pas bête, je sais ça, impossible,
arma virumque cano,
un cerf qui parle, agrippé à son arme, il s’est mis à pleurer, ma mère racontait ça, des animaux, elle en avait eu, un chien, des bêtes, ils parlent pas comme nous, ils parlent une langue rousse, difficile pour nous, mais si on écoute bien, et là lôme m’a trouvé et plus jamais ma mère n’a expliqué le monde, est-ce que ce que je vois est vrai, tu parles ? regarde, de ma gueule sort une petite fumée, si tu regardes bien vers où elle monte tu entendras ce que je te dis, ce que les animaux disent, tu n’as pas besoin d’avoir peur, je n’ai aucune colère contre toi même si tu as tué des cerfs et des biches le long de ta courte vie, ce n’est pas de ta faute, enfin pas trop, et puis de toute façon nous sommes passés de l’autre côté alors tout ça vraiment, quel côté ? ici c’est chez moi, la cabane et les bois autour, j’ai l’acte, lôme m’a montré, il a dit, tout ça est à nous, à toi fils de lôme, il y a des papiers importants, dans cette boîte, n’y touche que si on veut t’embêter, montre-les mais ne les donne à personne, et toi, qu’est ce que tu me dis, comprends rien, suis chez moi, va-t-en ou je, ou je tu quoi ? c’est là que brusquement surgit un mot, le mot socle, mais qui parle de le hisser dessus, celle qui tente de donner vie à ce qui n’en avait presque plus, cet homme aux yeux fous, voilà qu’un mot vient et que l’envie lui prend de dépouiller le chasseur de son arme humaine pour lui demander de grimper sur ce podium improvisé et de voir le plus loin possible dans l’histoire que nous vivons ensemble ce qui va nous arriver, vient à ses lèvres la chanson maternelle ritournelle, guêpe, frelon, taon, loin de mon garçon, filez votre chanson, mais le fils de lôme obéit parce qu’il a toujours eu en lui le besoin de suivre un ordre pour se tenir à peu près debout, même caché au fond de la Ford Taunus de sa mère, il obéissait, sentant que le ton de sa mère supposait une adhésion absolu à la cause, hissé sur le socle, se dandinant un peu comme qui a envie de pisser, au bord des larmes, il entend dans le mot socle quelque menace dont il ignore l’effet, il ne sait pas qui est cet animal cornu, ni son rôle dans notre histoire, ni le sien, il ignorait que dans sa pauvre cabane américaine se trouvât un objet dont le nom est socle, nom lourd d’une langue ancienne, en fait à bien y regarder, c’est un billot de bois, un de ceux qu’utilisent les bûcherons de la forêt profonde pour fendre les bûches, mais lui, hagard ne reconnaît plus rien, même ce qui lui était familier devient étrange, dans sa bouche les mots, dans ses yeux le lointain qu’il connaît comme sa poche pour l’arpenter souvent de nuit comme de jour, à cause de cette langue nouvelle, de cette intrusion aussi, du cerf et du mot socle, môme ne sait plus qui il est, son arme à ses pieds, dit-il, je ne suis plus rien, moi je suis là, encore présente malgré l’invisibilité de l’écriture, et je me répète une phrase de p.h.,
dis-moi, petite bête, si celui qui est traqué à travers les montagnes et les fleuves,
je suis un humain, murmure môme sur son piédestal, pas une bête, enfin jusqu’à ce que vous arriviez, s’il nous voussoie, me dit le cerf, c’est qu’il nous voit, non ? c’est une particularité de cette langue, le pluriel singulier des pronoms, on ne sait pas quelle langue il comprend vraiment, lôme disait que j’étais bête, puis il riait et je comprenais un peu ce qu’il voulait de moi, surtout lorsqu’il me donnait à boire et s’écroulait ensuite par terre, mais vous parlez une langue incompréhensible et je suis fatigué, si vous devez en finir avec moi, vite, faites vite, je suis désarmé et vous, qu’attendez-vous ? le cerf, c’est à toi de le rassurer, tu vas te transformer, sais-tu ce que ce verbe signifie, tu vas quitter ton enveloppe et continuer à chanter comme tu l ’as fait devant nous tout à l’heure, tu n’auras plus jamais besoin de cette arme ni de cette cabane, ni de bois à couper, ni de vêtements, ton chant éloignera les chasseurs, vraiment ? descends donc de ce billot et rejoins-nous, mais comment faire ? toute question ouvre un chemin, suis-moi, dit le cerf, (je n’avais plus nécessité d’intervenir, l’histoire suivait son cours, évidemment je puisais des forces dans un livre assez bref, dont le titre m’avait beaucoup aidée ces derniers jours, l’art de la question, et il ne me restait plus qu’à les suivre des yeux tandis qu’ils quittaient la cabane et tac tac tac, sur la terrasse branlante, descendaient ensemble vers la rivière,)
celui qui chante à pleine voix
éloigne les monstres, souviens-t-en, si tu me perds de vue, tu es le chanteur de ce bois, deux lettres en moins, deux lettres en plus dans ta langue, et en langue fauve, tu es un ourson, partons,




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