C’est alors que je me suis retrouvé devant l’innommé,
face humaine dévorée de nuit, de colère et de folie, armé aussi d’un fusil d’assaut
et qui me dévisageait, tout englué de boue, issu des profondeurs noires d’une
mine oubliée, il se dressait devant moi et ne s’apercevait pas de notre
ressemblance, ignorant qui il était et qui j’étais, il me menaçait à la fois de
son regard et de son arme, me tenant en joue, je chasse depuis longtemps,
dit-il à voix haute comme pour se rassurer et peut-être se ressouvenir de son
humanité, et chez moi, j’ai plusieurs trophées de chasse, chez toi, ai-je parlé
en langue des bois, chez toi, c’est la terre, son regard a vacillé, il s’est
cramponné à la hampe de son fusil surpris de me comprendre, j’ai tué beaucoup
de bêtes comme toi, se mit-il à vociférer, ne se rendant pas compte qu’il ne m’effrayait
nullement, tapant du pied avec colère, je les expose dans mon salon, les
six-corps sont mes préférés et tu ne vas pas y couper, je suis ce que les
enfants redoutent dans les contes, le cruel chasseur qui arrache le cœur des biches
et l’offre aux reines, ça suffit, l’ai-je interrompu, ici tu n’es rien,
seulement une pauvre bête blessée qu’aucune arme ne saurait sauver si ce n’est
la bonté de tes congénères, regarde tes mains, tes pieds, ce sont des griffes, tu
tiens dans tes pattes une brindille que ta langue a transformée en fusil d’assaut,
mais vois à quel point tu es petit et inoffensif pour un grand animal comme
moi, considère ce que tu es et ce que je suis, et brisons là, comme disent les
humains, ses yeux injectés de sang me fixaient sans rien comprendre à ce qui arrivait,
j’étais un chef de guerre, menais mes hommes au combat, chassais sans pitié bêtes
et gens dangereux, a-t-il repris, et,
felix qui potuit
rerum cognoscere causas,
maintenant tu n’es qu’une sorte de mulot, de taupe ou
encore de fouine, bon seulement à creuser la terre pour te cacher et te
nourrir, et là, mes amis, il s’est mis à retrécir, à rejoindre le sol, à devenir ce qu’il avait
toujours été, une sotte petite créature, éprise d’elle-même et totalement
aveugle à la vérité, c’était comique et en même temps un peu triste de voir ce
fanfaron qui s’était cru invincible retomber au niveau le plus bas, se mettant
à gémir et fouir la terre comme s’il avait voulu disparaître à mes yeux, tant
sa honte était grande d’avoir cru à sa supériorité d’ancien humain chef de guerre,
ou sans doute plus simplement d’ancien gendarme, peut-être, vivant, exerçait-il
un certain pouvoir sur des soldats, chassant en forêt il s’était cru invincible
tant que le soleil l’éclairait, lui et son affreuse chevelure décolorée qui le
signalait à tous comme étant celui à éviter absolument, et moi, presque le
prenant en pitié, je lui dis encore quelques paroles en humaine langue pour le
prier de retourner dans sa bauge et n’en plus ressortir, voilà mes amis ce que
deviennent les guerriers humains, sitôt qu’ils sont morts, de petits prédateurs
minuscules et stupides, dont nous ne devons plus redouter la hargne aveugle, j’avoue
avoir éprouvé un certain plaisir à lui rappeler sa condition, j’ai joué le film
que les humains montrent à leurs enfants sans se rendre compte de leur
grossière erreur, croyant exhiber notre fragile beauté ils montrent à leurs
enfants ce qu’ils sont, et moi, entre deux arbres, bien planté sur quatre
sabots, tête dressée levant haut mes bois, je l’ai toisé, péché d’orgueil, pour
une fois la mélancolie m’avait quitté, ce qui restait d’humain entre nous a
joué sa comédie, je voulais lui asséner la vérité qu’il refusait de voir, la
perte de son humanité et la beauté de l’animal en face de lui, un monde neuf où
il lui faudrait désormais vivre, une peau étroite et de petits yeux furtifs pour
lui face à la majesté d’une bête dont il avait cru triompher durant des années
en fichant sur ses murs le trophée de sa chasse, et devenu tremblant misérable
et minuscule, je lui offrais une nouvelle existence parmi nous, mes amis, parce
que là, j’ai pu
lupus tenere
auribus,
vous objecterez qu’ici la vanité n’a pas sa place et que
ce microbe ne valait pas ma colère, et qu’il n’était pas de la race des loups
comme notre nouveau compagnon, mais enfin remettre à sa place un être comme
lui, reconnaissez-le, a de quoi exciter un peu et je ne me suis pas privé de ce
plaisir, vous concédant tout de même qu’il relève encore de mon ancienne
condition et surtout d’un esprit de revanche dont faire preuve n’a guère de
sens chez nous, mais lentement nous quittons les rivages que nous fréquentions
naguère et nos mauvaises manières nous reviennent encore, mais soyez rassurés,
sitôt qu’il se vautrait à mes sabots, je ressentis davantage de pitié que de
colère pour son insignifiance et son aveuglement, lui qui s’était cru si
puissant à la tête d’un bataillon d’hommes armés, nous n’en ferons pas un casus belli, la guerre n’existant pas
ici, tu es pardonné, déclara le chevreuil de la réconciliation, sauf si parmi
nous, quelqu’un a une objection, où est la fouine que tu as si fort moquée,
demande la Dulle-corneille, je l’aurais volontiers écrabouillée de mon mépris,
personne n’a oublié qui tu étais, ta violence de naguère, si nécessaire aujourd’hui
n’a plus sa place chez nous, l’interrompt le chevreuil, commencer à parler une
autre langue que celle de la colère et de la violence n’est pas une tâche
facile, concéde le loup, nous formons une société dont je n’imaginais pas qu’elle
fût possible, tant que je vivais une existence de disgraziato, ma perception de
l’avenir était si sombre que je ne voyais rien devant moi si ce n’est ma mère
hurlante sous le tilleul coupé, mon père en larmes et mes frères en train de
rire, l’art du mensonge qu’on trouve dans les livres me sauvait par instants, Huck
Finn était mon seul compagnon de jeu et voilà que vous êtes là, il y avait des
mots aussi, Amérique par exemple, et surtout sylve, je ne sais pourquoi, un nom
de fille peut-être suggéra la Dulle-corneille, ou de fleur, soupira le cerf,
qui sait ?
(Pendant qu’ils
discouraient, la fouine à demi-enterrée dans la neige froide, les écoutait et
pleurait sur son triste destin, vivre éternellement sous l’aspect que lui
avaient octroyé ses congénères.)
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