jeudi 8 novembre 2018

Langue des bois




C’est alors que je me suis retrouvé devant l’innommé, face humaine dévorée de nuit, de colère et de folie, armé aussi d’un fusil d’assaut et qui me dévisageait, tout englué de boue, issu des profondeurs noires d’une mine oubliée, il se dressait devant moi et ne s’apercevait pas de notre ressemblance, ignorant qui il était et qui j’étais, il me menaçait à la fois de son regard et de son arme, me tenant en joue, je chasse depuis longtemps, dit-il à voix haute comme pour se rassurer et peut-être se ressouvenir de son humanité, et chez moi, j’ai plusieurs trophées de chasse, chez toi, ai-je parlé en langue des bois, chez toi, c’est la terre, son regard a vacillé, il s’est cramponné à la hampe de son fusil surpris de me comprendre, j’ai tué beaucoup de bêtes comme toi, se mit-il à vociférer, ne se rendant pas compte qu’il ne m’effrayait nullement, tapant du pied avec colère, je les expose dans mon salon, les six-corps sont mes préférés et tu ne vas pas y couper, je suis ce que les enfants redoutent dans les contes, le cruel chasseur qui arrache le cœur des biches et l’offre aux reines, ça suffit, l’ai-je interrompu, ici tu n’es rien, seulement une pauvre bête blessée qu’aucune arme ne saurait sauver si ce n’est la bonté de tes congénères, regarde tes mains, tes pieds, ce sont des griffes, tu tiens dans tes pattes une brindille que ta langue a transformée en fusil d’assaut, mais vois à quel point tu es petit et inoffensif pour un grand animal comme moi, considère ce que tu es et ce que je suis, et brisons là, comme disent les humains, ses yeux injectés de sang me fixaient sans rien comprendre à ce qui arrivait, j’étais un chef de guerre, menais mes hommes au combat, chassais sans pitié bêtes et gens dangereux, a-t-il repris, et,
felix qui potuit rerum cognoscere causas,
maintenant tu n’es qu’une sorte de mulot, de taupe ou encore de fouine, bon seulement à creuser la terre pour te cacher et te nourrir, et là, mes amis, il s’est mis à retrécir, à  rejoindre le sol, à devenir ce qu’il avait toujours été, une sotte petite créature, éprise d’elle-même et totalement aveugle à la vérité, c’était comique et en même temps un peu triste de voir ce fanfaron qui s’était cru invincible retomber au niveau le plus bas, se mettant à gémir et fouir la terre comme s’il avait voulu disparaître à mes yeux, tant sa honte était grande d’avoir cru à sa supériorité d’ancien humain chef de guerre, ou sans doute plus simplement d’ancien gendarme, peut-être, vivant, exerçait-il un certain pouvoir sur des soldats, chassant en forêt il s’était cru invincible tant que le soleil l’éclairait, lui et son affreuse chevelure décolorée qui le signalait à tous comme étant celui à éviter absolument, et moi, presque le prenant en pitié, je lui dis encore quelques paroles en humaine langue pour le prier de retourner dans sa bauge et n’en plus ressortir, voilà mes amis ce que deviennent les guerriers humains, sitôt qu’ils sont morts, de petits prédateurs minuscules et stupides, dont nous ne devons plus redouter la hargne aveugle, j’avoue avoir éprouvé un certain plaisir à lui rappeler sa condition, j’ai joué le film que les humains montrent à leurs enfants sans se rendre compte de leur grossière erreur, croyant exhiber notre fragile beauté ils montrent à leurs enfants ce qu’ils sont, et moi, entre deux arbres, bien planté sur quatre sabots, tête dressée levant haut mes bois, je l’ai toisé, péché d’orgueil, pour une fois la mélancolie m’avait quitté, ce qui restait d’humain entre nous a joué sa comédie, je voulais lui asséner la vérité qu’il refusait de voir, la perte de son humanité et la beauté de l’animal en face de lui, un monde neuf où il lui faudrait désormais vivre, une peau étroite et de petits yeux furtifs pour lui face à la majesté d’une bête dont il avait cru triompher durant des années en fichant sur ses murs le trophée de sa chasse, et devenu tremblant misérable et minuscule, je lui offrais une nouvelle existence parmi nous, mes amis, parce que là, j’ai pu
lupus tenere auribus,
vous objecterez qu’ici la vanité n’a pas sa place et que ce microbe ne valait pas ma colère, et qu’il n’était pas de la race des loups comme notre nouveau compagnon, mais enfin remettre à sa place un être comme lui, reconnaissez-le, a de quoi exciter un peu et je ne me suis pas privé de ce plaisir, vous concédant tout de même qu’il relève encore de mon ancienne condition et surtout d’un esprit de revanche dont faire preuve n’a guère de sens chez nous, mais lentement nous quittons les rivages que nous fréquentions naguère et nos mauvaises manières nous reviennent encore, mais soyez rassurés, sitôt qu’il se vautrait à mes sabots, je ressentis davantage de pitié que de colère pour son insignifiance et son aveuglement, lui qui s’était cru si puissant à la tête d’un bataillon d’hommes armés, nous n’en ferons pas un casus belli, la guerre n’existant pas ici, tu es pardonné, déclara le chevreuil de la réconciliation, sauf si parmi nous, quelqu’un a une objection, où est la fouine que tu as si fort moquée, demande la Dulle-corneille, je l’aurais volontiers écrabouillée de mon mépris, personne n’a oublié qui tu étais, ta violence de naguère, si nécessaire aujourd’hui n’a plus sa place chez nous, l’interrompt le chevreuil, commencer à parler une autre langue que celle de la colère et de la violence n’est pas une tâche facile, concéde le loup, nous formons une société dont je n’imaginais pas qu’elle fût possible, tant que je vivais une existence de disgraziato, ma perception de l’avenir était si sombre que je ne voyais rien devant moi si ce n’est ma mère hurlante sous le tilleul coupé, mon père en larmes et mes frères en train de rire, l’art du mensonge qu’on trouve dans les livres me sauvait par instants, Huck Finn était mon seul compagnon de jeu et voilà que vous êtes là, il y avait des mots aussi, Amérique par exemple, et surtout sylve, je ne sais pourquoi, un nom de fille peut-être suggéra la Dulle-corneille, ou de fleur, soupira le cerf, qui sait ? 
(Pendant qu’ils discouraient, la fouine à demi-enterrée dans la neige froide, les écoutait et pleurait sur son triste destin, vivre éternellement sous l’aspect que lui avaient octroyé ses congénères.)


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