vendredi 10 février 2017

Les lunettes facétieuses de Robert Walser sont à Lisbonne

Ah les lunettes, a soupiré le vieil homme, je les perds sans cesse.
Elles vont, elles viennent.
Jamais au même endroit.
Un adjectif leur conviendrait: facétieuses.
Mais je ne l'emploierai pas devant vous, vous ririez de moi.
On se moque facilement de qui perd ses lunettes, ses clés, la mémoire.
Et j'en suis à me demander si ce travers affecte tout le monde, ou...
À vrai dire, il m'arrive d'être totalement découragé.
Et c'est pour cette raison que je voyage.


Et un jour, au Portugal, je les ai retrouvées. Celles  que j'avais égarées en Suisse, il y avait quelques jours seulement, dans la chambre que j'occupais alors à Bienne, auberge de la Croix Bleue. Voilà qu'elles étaient là, sous mes yeux, tranquillement posées sur une commode. Comme si elles ne m'avaient jamais appartenu, comme si, depuis la mort de celui à qui elles étaient sensées appartenir, elles avaient été rangées là, une fois pour toutes. Je les ai regardées attentivement, mais il n'y avait pas de doute, c'étaient bien mes lunettes. Comment étaient-elles arrivées à Lisbonne, là n'était pas la question. Il me fallait les reprendre, les remettre sur mon nez, pour à nouveau pouvoir lire et écrire. Vous objecterez que c'était simple. Juste allonger la main et hop. Mais non. On aura compris que j'étais dans un lieu public et que mes lunettes étaient devenues les lunettes d'un héros national. Plus exactement du plus grand poète portugais du XX° siècle. Il me suffisait de savoir où elles étaient. Et d'en éprouver une secrète fierté.

Alors?

Elles m'avaient paru investies d'une dignité qu'elles n'avaient jamais eue tant qu'elles s'étaient contenté d'être mes lunettes. Sans doute parce que, comme moi, elle s'étaient habituées à servir modestement et à se contenter d'être portées par un pauvre homme qui aimait la boisson et la solitude, un presque fou, chuchotait-on sur mon passage, mais qui possédait encore une belle vigueur et un ami fidèle. Aussi me fichait-on la paix.

Et puis j'avais une fois de plus égaré mes lunettes.
Non plus à Bienne cette fois, mais plus loin, là où la solitude était plus grande encore.
À Herisau, vous connaissez?
Les facétieuses avaient déserté tous les endroits habituels.
Elles avaient purement et simplement disparu.
J'avais soupçonné certains de mes compagnons, séniles et fantasques. Entrepris quelques recherches, posé quelques questions aux infirmiers, puis m'étais lassé. Après tout, la neige est blanche même sans lunettes. À quoi bon scruter la structure délicate d'un flocon, l'oeil nu ou armé de lunettes ne peut la voir. J'en avais pris mon parti. Il me restait mon chapeau et mon parapluie. Retournons à Lisbonne, me suis-je dit. Voir si...

Et voilà qu'au détour d'un rêve, en descendant du tram, je suis retourné dans la maison où avait habité le grand poète lusitanien né à Durban. Et là, en effet, les facétieuses compagnes m'attendaient sagement. Sauf que. Il va sans dire que je ne pouvais, d'un geste élégant, les reprendre comme s'il allait de soi qu'un poète suisse ait égaré dans le rêve d'un poète lisboète sa propre paire de lunettes. Nous étions à la veille de Noël et à Lisbonne comme à Herisau, l'hiver était particulièrement froid.

Que faire qui soit digne de nous deux, ai-je rapidement pensé, quel geste à la fois fou et amical qui me rendrait mes lunettes sans les enlever de la commode où elles trônaient, les facétieuses, sans les priver de ce monde mouvant et lumineux qui baignait la pièce où elles et moi nous trouvions?

J'ai fait la seule chose qui semblait digne de l'endroit et ce que nous avions été, lui et moi.
Vous devinez, bien sûr?





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