dimanche 6 novembre 2016

Lettre de la route du garamond




Ne rien changer.
Poursuivre sur la route du Garamond.
Ne pas s’en écarter.
Après tout c’est elle que nous suivons depuis des semaines.
Même si nous avons traversé le Guadiana et ne sommes plus dans le même pays, la route est la même qui s’écrit en Garamond.
Guadiana, Garamond, même lettre pour les deux, le fleuve et le caractère.
Le Guadiana traversé, nous retrouvons la ville moderne.
Badajoz par exemple ou pire, Madrid que nous longeons dans la pluie et le vent.
Depuis trois semaines, nous avions oublié les centres commerciaux, les grandes avenues, les embouteillages, les immeubles géants.
Ce qui ne change pas, le fleuve et les caractères pour écrire son nom.

Nous avons gravi des rues de villages perchés et vu autour de nous la plaine et l’eau des barrages former des îles et transformer un paysage méditerranéen en Finlande.
La brume et la pluie ont aidé à la métamorphose.
Un autre pays s’est montré, ses îles enforestées, ses bras de mer divagant autour d’elles et un moment nous avons cherché dans nos souvenirs le paysage finlandais le plus ressemblant, peut-être les lacs autour de Tampere ?
Mais tout près de nous a résonné la langue portugaise et nous sommes revenus à Monsarraz.

Maintenant autour de nous claque une autre langue. Elle va avec le monde qui nous entoure.
Va vite, chante, crie, existe avec exubérance.
Nous entoure, nous informe, nous croit anglais.
Nous parle avec véhémence de gastronomie.

Après le Portugal, l’Espagne est une épreuve.
Sa vastitude, ses constructions abandonnées, immenses zones vides, nous laissent une impression de vague tristesse à laquelle contribue le torrent de pluie qui nous poursuit depuis Badajoz. Mais de part et d’autre d’une autoroute, peut-on voir de la beauté ?

Et le miracle se produit : Sigüenza. Il y a eu de petits miracles avant elle, mais souvent battus en brèche trop vite. Le Guadiana, encore lui, un vautour sur un pylône, la traversée du Tage, immense et divagant, des chevreuils dans des prés mouillés et même une étrange petite ville malheureusement cernée par des entrepôts et des sortes de silos en partie abandonnés.
Sigüenza est à environ cent kilomètres de Madrid, dans une zone montagneuse où la terre est très rouge. La cathédrale est gigantesque. Nous logeons tout près d’elle et l’hôtesse nous recommande l’exposition qui s’y tient, passionnante, dit-elle.
En effet, outre Cervantès et Shakespeare dont sont exposés des manuscrits et des lettres manuscrites (j’apprends au passage qu’ils sont morts tous les deux en 1616),
nous découvrons une foule de choses dont un jeu de cartes peints à la main qui tout de suite me fait regretter mes pinceaux, rangés au fond du coffre de l’auto. Il y a deux parties dans l’exposition, une partie religieuse et une partie « civil ». Et peut-être ce qui nous étonne le plus, outre la hauteur des voûtes sculptées de visages et de macarons, les innombrables gisants de pierre, la cohue de visiteurs, c’est cinq tableaux du Greco dont un magnifique portrait de Saint Thomas.

Dessin SD pour Jacques B.


Pourquoi rapprocher Cervantès et Shakespeare en ce lieu ? Il y a une autre raison que l’anniversaire de la date de leurs morts, expliquent les organisateurs de l’exposition. Le drapeau du pirate anglais Sir Francis Drake a été donné à la cathédrale par Sancho Bravo y Ace de Laguna en 1589, faisant ainsi un lien entre deux pays ennemis que la littérature réunit en 2016 autour d’un grand morceau de tissu de soie qui pourrait être une œuvre d’art contemporaine.

La nuit tombe vite et Siguënza joue entre la lumière et l’obscurité sa partition noire. Nous ne sommes plus au pays de la blancheur. Tout ici parle religion et richesse, l’or des autels et des ciboires, conquête aussi et inquisition. Mais il y a la dérision joyeuse du Quichotte et l’acte de mariage où Cervantès s’unit à Dona Catalina. Sans parler des quittances de loyer de Lope de Vega. Je me demande si Cees Noteboom parle de Siguënza dans Désir d’Espagne (récit de ses voyages à travers l’Espagne). Il me faudra y retourner.
Et que dire du cloître dans lequel un arbre immense essaie de dépasser les murs de la cathédrale ?

Personne ne parle de ce qui s’est passé ici en 1936.
Guerre d’Espagne. La lettre nous revient en plein.
Les républicains retranchés dans la cathédrale.
Les bombardements des avions allemands.
Le massacre des enfants.
Nous emporterons avec nous Le Gréco.
Un jeu de cartes.
Un cyprès désespéré.
L’écriture illisible de Cervantès.
Des exemplaires du Quichotte et des Nouvelles Exemplaires.
L’absence, autour de nous, de traces de la bataille de Siguënza.
Deux paires de chaussures pour notre petit-fils achetées à un ancien torero dont le magasin exhibe trois dépouilles mortelles de toros bravos et qui sourit, ravi, quand on lui dit que le père de l’enfant vit à Nimes.

Rester sur la route du Garamond.







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