samedi 10 septembre 2016

Lettre à mes amis (suisses)


L’ignorance des bÊtes





Je ne sais toujours pas faire une tilde sur un clavier d’ordinateur
pour écrire en espagnol ou en portugais le nom d’un écrivain aimé.

Je ne sais pas non plus ce que c’est, la poésie.

Je ne sais pas si nous en avons besoin. Ou pas.
Et de quoi nous avons réellement besoin ici.

Ailleurs, d’eau, de pain, de lait.

Mais ici.
Je ne sais pas.
Le ciel est calme, nuages, à peine. La pluie ne viendra pas aujourd’hui.
L’herbe sous les pieds nus est dure.

Je ne sais toujours pas de quoi sera fait l’avenir.
Ni celui des enfants, ni des plus grands.
Je vois la carte des migrations.
Je ne sais pas ce qui pousse certains hommes à ne pas bouger.

Je ne sais pas pourquoi les mains d’un homme qui travaillait sont devenues les mains malades d’un oublié.
Comment cet homme actif est devenu un sans travail, errant dans son village sans vêtements.


Mon ignorance rejoint celle des bêtes.
Elles ne savent pas pourquoi on les tue.
Pourquoi on se lasse d’elles.
Pourquoi on les abandonne.
Je ne sais pas pourquoi Jean-Jacques Rousseau a abandonné ses enfants.
Je ne sais pas pourquoi je ne crois pas à cette histoire.


Sur l’île qu’il habita, en Suisse, il recueillait des lapins.
Observait et collectait des plantes.
J’ai marché dans son ombre sur les chemins de l’île sans le voir.
Je ne sais pas pourquoi cet homme m’est proche.
Moins que Walser. Mais proche comme on aime un frère.
Je ne sais pas s’il a réellement abandonné six enfants.

Je ne sais pas non plus pour quelle raison j’aime les poètes en marche.
Marchant à l’écriture.
Je ne sais pas marcher longtemps.
Ni ce qui me pousse vers certains lieux comme la Suisse.
Et le Portugal.
Et m’interdit d’autres.
Je ne sais pas ce qui ouvre et referme une frontière.
Est-ce l’amour ou la haine qui pousse à les ouvrir ou les refermer ?
Je ne sais pas pourquoi j’avais envie de pleurer en touchant les granits portugais après le passage de la frontière.
Et pourquoi je me sentais consolée.

Je ne sais pas si une frontière est comme la barrière d’un pâturage.
On doit la refermer derrière soi.
Je ne sais pas pourquoi ma tête est farcie de forêts et de mots.
Certains disent : c’est à cause de ton nom.
Je ne sais pas pourquoi on m’a nommée ainsi.
On me dit : les noms t’obsèdent.
Je ne sais pas si c’est vrai. Mais je sais que le nom importe.
Beaucoup.

Ici les gens changent parfois de noms.
Certaines femmes.
Jeunes parfois.
Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas changé de nom.
Ni pourquoi je me sais Sanpatri.
Ici et même ailleurs.
Je ne sais pas pourquoi.
Les arbres généalogiques m’intimident et parfois m’effraient.
Comme une radioscopie de notre squelette.
Je sais que c’est impossible à faire, l’arbre généalogique de ma famille.
Seulement une ville, Marseille, et deux noms de famille.
Et celui que je porte est un vrai nom, c’est celui de mon père.
Je ne sais pas si c’est suffisant pour dire son nom aux autres gens.
Si pour eux le choix du nom est chose simple.

Je ne sais pas pourquoi je ressens une violente émotion à la lecture de certains noms dont celui de Virginia dans un livre de Corinna Bille ; ou celui de Moudon sur la carte de Suisse. Ou le Jorat et Gustave Roud. Je ne sais pas d’où ça vient.
Si ça vient sans prévenir, comme ça, justement.
Et Soutter et Ballaigues, le nom sur la carte, au-dessus, dans le Jura.

Je ne sais pas pourquoi le déplacement a tellement de place dans ce que j’écris.
A place to be. Plutôt ne pas. Et ce mot de place où s’assemblent les gens, je ne sais pas s’il convient ici.
Je sais que beaucoup de gens se déplacent.
Vont et viennent.
À la recherche de.
Ils ne savent pas quoi mais savent ce qu’ils fuient.
Sanpatri, no place to be.



On me dit des choses qu’ensuite je sais.
Même si je ne sais pas toujours les retenir, les écrire, les conserver.
Il y a partout des histoires de gens et de bêtes qui s’affrontent.
Je sais que la guerre déplace les gens avec leurs enfants et parfois leurs animaux.
Je ne sais pas si la Méditerranée va devenir définitivement vineuse.

Je sais que je préfère cet adjectif à sanglante.
Je ne sais plus où, dans l’Odyssée, cet adjectif est utilisé la première fois par celui qu’on nomme par commodité Homère.
Ni ce qui se passe dans un corps comme le mien au moment où j’écris.
Maintenant.

Je ne sais pas où se couche le soleil quand on perd de vue sa maison.
Je me demande pourquoi le mot maison ressemble au mot raison.
L’un vient de la casa et l’autre de la ragione.
Je ne sais pas si l’étymologie et la phonétique expliquent ce phénomène.
Ou pourquoi maison rime pauvrement avec trahison.
J’allais écrire bêtement.

Mon ignorance rejoint celle des bêtes.
Encore une fois je butte sur ce que je ne sais pas.
Ni le nom des étoiles ni celui des errants disparus dans la mer de l’enfance.
Je ne sais pas où se cache dans le corps de l’adulte celui de l’enfant.
Ni où finissent de se cacher ceux qui meurent de peur en traversant l’eau noire.
Ni le nom des survivants ni ceux des garde-côtes.
Je ne sais pas comment de mon impossibilité à réaliser une tilde sur un clavier d’ordinateur, j’en suis arrivée là.
Un problème d’écriture.

Aujourd’hui pour la première fois j’ai cuit deux pains pétris avec mes deux mains.
Environ 800 grammes de farine. Deux moules en fer. Deux pains.
Je ne savais pas que j’étais capable de cuire deux pains à la fois.
Le même jour, dans le même four.
Maintenant je sais que c’est possible.


Je ne sais pas si j’irai me baigner dans la mer avant que l’été ne finisse.






 

8 commentaires:

  1. Les amis sont souvent (pourquoi cette hésitation?) magnifiques!

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  2. Je sais faire les tilde, mais je préfère ne pas t'apprendre !

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  3. Eh, eh! Mais on a essayé de m'apprendre, tête dure suis!

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  4. Simple et profond, ce beau poème me touche. Merci !

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  5. ~ õ tilde : ctrl+Alt+touche 2,tout ça en même temps (trois doigts). Comme l'accent circonflexe il n'apparaît que lorsqu'on tape la lettre qui le reçoit les õ ã ~i(non) ~u(non) ~e(non)ñ... et peut-être d'autres consonnes !

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  6. ai encore écrit longuement mais cela n'apparaît pas Enfin me suis inscrite à " Publier les commentaires " = à suivre ! Bravo, Sylvie !

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