mercredi 21 septembre 2016

Lettre à un ange vivant et à une poète disparue, Motel Adora, chambre 14



Aller dans une ville permet de faire d’étonnantes rencontres.
C’est une banalité.
Mais entendre et voir un homme seul jouer de la trompette contre le rempart, porte de Ligne, dans un lieu voué au stationnement des autos élargit un peu l’horizon des rencontres.
En tout cas, permet de comprendre que tout peut advenir.
Pas seulement le pire.
L’homme, de dos, jouait pour lui, sans aucun public, à part moi qui passais, venant de garer ma voiture.
J’ai failli sortir mon appareil photo.
Mais on ne fixe pas ce qui s’élève légèrement dans l’air.
On l’écoute. On le laisse passer, on s’éloigne.


Et puis il y a le courrier.
Ce matin, une grosse enveloppe, pleine d’images et de textes à propos de Robert Walser ; mon cher Jacques Brémond. Encore un peu de Suisse qui se pose sur ma table.
On est parfois tenté de noter ce qui traverse le matin, ce qui incite à vivre aussi. Et une lettre est un bon lieu pour le faire, davantage peut-être qu’un journal intime.

La lettre est un courant d’air.
Une respiration entre les personnes.
Au moins deux personnes.
Je ne suis pas sûre d’écrire à une seule personne à la fois. Moi-même, je me sens multiple, parfois. Ou Multipliée. Par la distance. Le ciel entre les volets. Les feuilles du magnolia qui brillent.

Le papillon Vulcain n’est plus revenu.
Parti, mort, au repos ?
En tout cas disparu.
Petit détective sauvage.
Bolano en papillon?

Je ne sais toujours pas comment nommer ce sentiment géographique qui permet de se trouver à la fois ici et là-bas si puissamment que même  les odeurs et les couleurs se mélangent les uns aux autres.  Une manière d’être transfuge ? De rendre féconde et mouvante l’immobilité ? 

Depuis quelques jours, je collecte des poèmes où le mot main est présent.
Et pour une raison que j’ignore, c’est la main d’une femme, poète et mortelle, qui vient là, interrompre ma collecte. Sa mort surtout. Une femme que j’ai écoutée, rencontrée, vue sur un fauteuil roulant accompagnée de son fils. Et elle savait qu’elle allait bientôt mourir et elle est morte à présent.
Je ne sais pas ce que signifie exactement sa mort pour moi qui la connaissais peu, mais elle va, cette mort, avec le joueur de trompette solitaire, face au rempart. Et avec l’absence du papillon à trois pattes. Avec nos infirmités, en quelque sorte. Mais nous restons vivants. Encore un peu. Et d’elle, on dit maintenant : elle est morte.

Je ne sais pourquoi je ne peux écrire son nom ici. Alors je lui adresse cette lettre. 

Cette femme poète, je l’avais rencontrée lors d’un festival de poésie, en 2014 à Lodève. Et je retourne à Lodève mardi écouter le peintre Alexandre Hollan dont nous aimons tant le travail. Ce qui est troublant, c’est que nous portons le même prénom. Alors, pour nourrir notre mémoire de son souvenir, j’ai cuit deux pains. Pain des vivants, pain des morts.

Je ne sais pas du tout quoi faire de ces émotions diverses.
L’ange avait l’apparence d’un trompettiste.
Une enveloppe gonflée de feuilles m'a donné l'illusion de recevoir une lettre.
De Robert Walser.
Et il y avait aussi les messages de mes amies, et c’est pourquoi je ne pouvais aujourd’hui céder à la tristesse, tout en me demandant encore une fois ce que c’est exactement, la mort.

Le passage d’un de mes fils a sonné joyeusement la fin de mes activités dans l’atelier. Il était temps de passer à autre chose. Mais quoi ? Tout se poursuit, tout le temps et puis la mort vient et on ne sait pas ce que font les autres de vos papiers entassés, de vos dessins et de vos projets.

Sur la table, par exemple, il y a Gherasim Luca,
« la mort étendue au-dessus de la tête/la vie tenue à deux mains »,
Clara Régy,
« elle/boit un café/sucré/le bol cerise/brûle/ses mains… »,
Claire Krähenbühl,
« Courir comme toi dans la rue, la traverser, vite, vite une main battant l’air. »

Deux belles vivantes et un mort bien vivant, ça fera repas du soir, fête de la poésie en solo, tartine à gogo et vin d’honneur comme un bras à faire la nique à la mort. Oui, ce soir.




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