mardi 20 septembre 2016

Lettre à Jean qui habite Corcelles-le-Jorat

C'est une curieuse impression.

Lorsque j'arrive à Suze-la-Rousse et que je vois le panneau Grignan, un état d'euphorie s'empare de moi comme lorsque je passe la frontière, quelle qu'elle soit. Une soudaine liberté m'envahit en même temps qu'un peu de crainte.
On quitte le Vaucluse pour entrer dans la Drôme.
 Et tout d'un coup, la petite route qui part de Sainte Cécile-les Vignes et serpente jusqu'à l'embranchement pour Grignan m'emporte loin de ce que je connais, ou plus exactement me rapproche d'un monde entr'aperçu. Se mêlent alors au paysage des éléments pris ailleurs, un peu d'un champ, en contrebas de Mézières, un chemin sous-bois au-dessus de Romain-Môtier, une plage au bord du lac d'Yverdon, l'auvent de la maison aux volets verts de Gustave Roud.
Peut-être même un peu de la chambre de Jean-Jacques Rousseau sur l'île Saint-Pierre.
 Et aussi.
Des images de moissonneurs au repos, et de poètes en pleine action.
Et bien d'autres choses.
Une conversation.
La forêt au-dessus de
Les mots qui s'oublient et se retrouvent, d'une langue à l'autre.
Marges, brimborions, bribes, riblons.
Et tout ça cambe ensemble une danse étrange et familière.



Je cherche à saisir ce qui déjà s'enfuit mais a donné à ma promenade son sens.
Je venais ici poursuivre l'atelier que je mène depuis deux ans et voilà que je bascule dans un autre pays, une autre langue, même si justement cette langue est très proche de celle que je parle.
Et je sais que je vais retrouver des amis. Non pas seulement les quelques personnes de l'atelier. Mais d'autres.

Comme toi, Jean. Et Claire.
Ou Eva, et Denise.

Sans doute est-ce parce que je t'ai rencontré à Grignan la première fois. Tu venais y présenter tes tessons et tu m'en as offert un, ramassé au bord du Tage. Nous avions goûté du fromage de Corcelles.
Quant à Claire K., je l'ai connue elle aussi à Avignon, avant de la visiter à Bienne, en Suisse.

Mais voilà que ce lieu, que je connaissais et aimais (sans doute à cause de la présence de Jacottet, n'avais-je pas eu d'ailleurs la chance d'être assise à côté de lui lors d'une soirée consacrée à Robert Walser au château de Grignan?), se matérialisait à partir d'un simple panneau routier. Et surtout pouvait par je ne sais quelle magie me transporter près de ces quelques personnes et paysages qui me sont si chers dans le pays de Vaud. Je nous revois sur un balcon d'où l'on voit le mont Blanc, à La Sarraz, réunis comme pour une fête.

Je ne sais pas du tout comment on nomme cet état. Ce passage immobile, ou presque, qui vous transporte ailleurs alors que vous êtes là, en France et que tout à coup une Suisse rêveuse glisse sur le paysage qui vous entoure sa douceur et sa mélancolie.

Le chemin qui mène au cimetière de Corcelles et que maintenant je connais pourrait bien se trouver tout près, dans cette descente vers la rivière, me suis-je dit, en traversant le pont. Là-bas j'ai planté six plumes comme autant d'affirmations. La bonne nouvelle m'avait rattrapée là et je me suis mise à courir en tous sens pour trouver six plumes. Sur l'espace herbé devant le cimetière où tu seras enterré, dis-tu. Tout est chemin de mémoire ici, comme à Moudon, où j'ai cherché en vain une trace d'ancêtre, ce qui me relierait à ces paysages, me donnerait une légitimité.

Trouver une route, pas n'importe laquelle, la route que nous cherchons tous.

Entre les lignes des livres parcourus sur Louise Bourgeois, Corinna Bille, Catherine Colomb ou encore Alice Rivaz, ma route zigzague.

Et me ramène, sous la lampe, à l'écriture de cette lettre.
Ici, en France, de l'autre côté.



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