jeudi 10 octobre 2013

Le grand incendie du matin

Il commence à faire frais, dit Bosseigne.
Tu veux dire ce matin?
L'été est fini.
Je ne sais pas.
Aucun doute, c'est une question de date, affirme mon parent avec sa détermination coutumière.
On peut prendre le café dedans, si.
C'est préférable, à moins que.
L'incendie a déjà commencé.

Là, Bosseigne me regarde. Ma folie pour lui ne fait plus aucun doute. A moins que.

Tu parles d'une de tes lectures?

Mon parent a de ces intuitions qui rendent la vie avec lui supportable.


Oui. Londres, plus exactement. Mais ce pourrait être le mien. Je pourrais brûler à mon tour pour me réchauffer et te réchauffer par la même occasion. Puisque tu as froid.
Tu es amusante, constate Bosseigne sans sourire. Sa thèse le travaille. Le fauteuil absent lui manque. L'été aussi.
Tout part d'un rêve, décrit à la page 172: C'était il y a dix-neuf ans.
Un de tes rêves?
Non, l'écrivain est à Londres dans un autobus à deux étages.
Comme Queneau, alors?
Pas vraiment; Et puis il y a la présence invisible, non pas tellement de la femme rousse sous son parapluie, mais d'Alix.
Le héros de BD?
Pas du tout. Non. Une femme, jeune, malade, belle. Photographe. La compagne de l'écrivain.
C'est elle, ce feu, cet incendie dont tu parles depuis ce matin?

C'est souvent comme ça, nos matins. Et nos soirs aussi. Nous finissons par nous taire, remplis de nos souvenirs séparés et de nos préoccupations solitaires. Heureusement nous avons le café et les ombres de  nos amis et ennemis pour parcourir la journée à venir.

Si tu me donnais quelques indications supplémentaires, peut-être ce jeu.
T'amuserait? Tu aimes bien gagner. Eh bien, je t'en ai donné et t'en donnerai encore. Et même si tu veux, te lirai un passage que je trouve très approprié à notre existence commune.

Bosseigne est d'accord. C'est un joueur gagneur. Il faut lui donner sa chance sinon sa journée sera mauvaise, comme son humeur.

Dès que je me lève, je prends mon bol sur la table de la cuisine. Je l'ai déposé là la veille au soir, pour ne pas avoir trop à remuer dans la cuisine, pour minimiser le bruit de mes déplacements. C'est quelque chose que je continue à faire, jour après jour, moins par habitude que par refus de la mort d'une habitude, et bien que cela (être silencieux, ne pas risquer de réveiller) n'aie plus désormais la moindre importance; pas plus que de mettre le bol à ma place à cette table; à ce qui était ma place.

Et?

J'y ai versé un fond de café en poudre, de la marque (parfaitement inconnue) Zama filtre, que j'achète en grands verres de deux cents grammes au supermarché Franprix, en face du métro Saint-Paul. Pour le même poids, cela coûte à peu un tiers de moins que les marques les plus fameuses(...)

Je saute les noms des marques, ai-je cru bon d'expliquer à mon parent.

Le goût lui-même est largement un tiers pire...

Et je m'interromps. Tout est dit, non?
Nous sommes deux pour l'instant. Et nous buvons.
Toujours du bon café, mexicain de préférence. Mais.
Oui, une vie après l'autre. C'est ça? Tu penses que je vais.
Partir, oui, un jour. Pas mourir, non.
Je sais qui a écrit cet incendie matinal si triste.
Bravo.


Jacques Roubaud, le grand incendie de Londres, 6 Dès que je me lève, page 25

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