VI, Venoge, Nozon, les rivières suisses pleurent et rient en latin,
Est-ce que vous
me suivrez, mon cours n’est pas très long, il vous suffira d’ouvrir les yeux et
les oreilles pour que ça coule de source, une rivière, n’y a qu’à niagara, je
plaisante, mais le rire est le propre de l’eau, glougloutements assurés, fous
rires en cascade, retenue à peine je roule, m’enroule et ça foule aussi, ça gargouille,
de là où je suis, mon serpent de vie est si court qu’il faut que je prenne bien
ma place dans un lit étroit, m’y carrer d’aise, malgré vos frayeurs et vos
interdictions que j’enfreins parfois en vitesse pour regagner bien vite la
prison de béton que vous m’avez inventée, or moi je cours et gambade folâtre
féminine, enjamber mon corps, juste une lettre et vous me verrez, sinueuse et
claire, si peu profonde en vérité, longeant les bois noirs et le chemin du
Moulin, là où les poètes trempent les plumes avec lesquelles ils se feront un
habit d’oiseau, non loin, jamais bien loin, et les ponts qui traversent parfois
sont remplis de clameurs joyeuses, enfants que l’on emmène en sortie pour
observer ce qu’ils voient mieux que leurs parents et leurs professeurs, truites
fario filant dans le courant, reflets, déchets aussi que des mains humaines ont
lancés dans mon lit, comme on fait le sien on fait celui de la rivière, si
certains et surtout certaines m’aiment, d’autres ne voient en moi que source de
profits et de misères, aussi m’encadenastrent-ils pour juguler tout élan de
liberté à leurs yeux néfaste et dévastateur, seules les forêts que je longe
parfois se penchent amicalement vers moi qui arrose leurs arbres en ce temps de
sécheresse, parfois, en hiver, au-dessus de moi se forme une brume glacée que
des gens venus d’ailleurs, des portugais souvent, redoutent à cause de leurs
bronches méditerranéennes peu habituées à de telles humidités, il y a même un
poète qui a composé un long poème en forme d’éloge pour dire ma singulière et
froide beauté, un autre venait en visite depuis son village jusqu’au moulin de
Lussery-Villars et s’asseyait au soleil pour suivre des yeux mon cours, une
autre chemine et se perd le long des bois, en lisière, à La Sarraz, encore uen
autre, plus au sud, rêve de moi comme d’une nymphe des eaux, libre et joyeuse,
près de laquelle enfin elle pourrait composer un récit délivré des contraintes
narratives, et le Nozon, dis-moi, a-t-il
eu droit à un chant, un seul, lui qui fut coupé en deux et le voilà qui court
vers moi pour me rejoindre en riant,
Arma virumque cano
sitôt écrite la
mort s’éloigne, dit-on, dans le courant des eaux qui passent, toi non, tu
restes accroché aux herbes des talus, ton corps souple et doux aux caresses, ce
n’est plus V. qui parle ni N., seulement celle qui trace des lignes entre ce
qui est séparé en tentant de rapprocher les rives comme les deux bords de la
plaie, on ne sait plus où ni comment tout ça arrive, mais d’une rivière
l’autre, ça coule, ça coulera encore, sur le tapis aux rayures bleues dans
l’entrée, au soleil, il y a eu du sang, puis on a roulé le petit cadavre félin
dans le tapis et on l’a porté au jardin, creusé un trou et mis en terre sous un
énorme figuier, tentant maladroitement de réunir ce qui avait été disjoint, la
terre est un liant, on l’a laissé dans son linceul de coton acheté à Ikéa,
jamais plus nous ne reverrons sa silhouette élégante, n’entendrons ses
miaulements bégayés, et moi plus ne sentirai ma cuisse transpercée par ses
griffes, voilà que l’animal revient en force, jusqu’au cœur de la rivière, son
lit plutôt, pas noyé, non, rien de ce qui peut arriver de définitif avec l’eau
ne lui est arrivé, épargné par la noyade qui attend les chatons, aucune voiture
ne l’a heurté ou alors invisible et muette, là, dans le soleil de l’entrée, il
semblait dormir et il ne respirait plus, la Venoge n’aura pas emporté dans ses
eaux furieuses le petit corps léger, ni le Nozon paresseux ne l’aura roulé dans
ses eaux avant de rejoindre la rivière, déjà invisible la petite âme chantonne
en latin avant de s’élancer plus loin, et je recopie ces mots empruntés, sidérante
absence, et, hier écrivant vos noms de rivières suisses, j’ignorais que jamais
plus je ne prononcerais le nom vivant de la petite bête qui m’accompagnait,
Venoge parlait, Nozon voulait entrer en elle dans le récit, et je les regardais
faire en riant, toute au plaisir du jeu d’écrire, insouciante de ce qui ne
manquerait pas de se produire,
bis repetita non placent,
préférant à la
montagne la marche en plaine, ce n’est ni Venoge ni Nozon qui parlent, ni moi
collé à mon chagrin, mais bien un habitué des chemins et des paysages, mon
erreur fut de croire que tout pouvait s’arrêter, rester tel, la petite bête et
moi, mais n’avais-je pas observé déjà bien des métamorphoses depuis le
commencement, dont la plupart étaient définitives, ne le savais-je pas, une
rivière ne revient pas en arrière, ne remonte pas son propre cours, ni l’une ni
l’autre ne le pourraient, ni créatures, qu’elles soient humaines ou animales,
une fois que le commandant de gendarmerie fut transformé en fouine, aucun
retour possible, pourquoi lui rendre forme humaine, à quelle fin, ce n’était ni
vengeance, ni hasard, c’était la seule issue que nous avions, l’enfant et moi,
à notre disposition pour que son sort soit compatible avec le récit que nous
désirions faire entendre hors de la forêt,
ibant obscuri sola sub nocte per
umbram,
ne demandez pas
pourquoi des mots latins traversent la page, ils arrivent droit des pages roses
qu’enfant je regardais, espérant les comprendre tous,
pallidula, rigida, nudula,
ou d’en retenir
certains, les consignant dans des cahiers, carnets, feuilles volantes, les
égarant le plus souvent ou ma mère les jetant aux ordures dans sa folie
ménagère, faisant comme aujourd’hui montre d’autant de désinvolture que
d’inquiétude face à tout ce que j’ignorais et désirais tellement apprendre, de
la Venoge aux larmes il n’y a qu’un pas,
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