jeudi 13 février 2014

Le fauteuil de Bascoulard

N'avait pas de fauteuil, me dit Bosseigne ce matin, descendant de sa chambre.
N'avait rien. Pas de maison. Rien.

Comme je ne sais pas quoi répondre, je poursuis le travail du café et du pain grillé.
L'odeur a le mérite de chasser la mélancolie dont semble empreint mon parent. J'ai choisi avec beaucoup de soin le café et ai sorti pour l'occasion le beau service de ma mère, aux étranges dessins rouges et bleus.

Bosseigne se laisse lourdement tomber sur sa chaise. Face à la fenêtre, face au jour, face à la tempête. J'attends de voir de quel bois il va nous chanter sa chanson. Je le sens prêt à tout. Sans doute est-ce à cause de la photo qui traîne sur le buffet.

Photo Morlet. A la gauche de Bascoulard, une de ses peintures.

J'ai envie, reprend Bosseigne, de partir vers la mer. De marcher pieds nus sur le sable. La mer manque, soupire-t-il.
Je suis assez d'accord, l'odeur, le contact de l'eau, oui, ça me manque aussi.
Et puis il y a cette photo, claque Bosseigne.

(Claque, oui, c'est le verbe parce qu'en prononçant cette courte phrase, frappe du plat de la main la table, devant lui.)

Je n'ai pas pu m'empêcher de l'acheter.
Tu l'as acheté?
Je ne vois pas comment.
Oui. Mais elle est si étrange, cette image de Bascoulard.
Son regard d'abord.
Pas seulement, son corps surtout, enveloppé dans ces habits noirs et brillants.
Du skaï, à défaut de cuir, je suppose. Trop cher et difficile à travailler.
Travailler?
Il dessinait ses vêtements féminins et les faisait exécuter, dit-on, par des religieuses. Le skaï se découpe et se coud facilement.
Ses mains de dessinateur sur le dossier du fauteuil Louis XV  semblent puissantes.
On aperçoit ses bottes dont on dit qu'il aimait les mettre à l'envers. En accord avec le monde qu'il s'était choisi. Il signait ainsi, à l'envers.
La soie du fauteuil rejoint les arabesques du tapis, étrangement.
Et lui, posé là, de sa propre volonté. Il porte un pansement à l'index de la main gauche.
Homme blessé, ce Bascoulard et son fauteuil.
N'est pas le sien.
Ni le mien, ajoute Bosseigne, en prenant sa tasse entre pouce et index.

Le silence rejoint l'odeur de pain grillé.
Et le craquement dans nos bouches qui croquent les tartines.

Il y avait plusieurs photos dans le magasin, j'ai choisi.
Celle-là, oui. Pourquoi?
La moins chère!

Nous rions. Je ne dis pas que celle que je rêverais de posséder le montre vêtu en femme, mais redoublé, faisant de lui une figure double, siamoise et jumelle. De plus la photo est en couleur et me rappelle une photo de moi enfant, où, bizarrement installée derrière la courbe d'un bassin, je n'ai plus qu'une jambe. Les couleurs sont plus proches de l'aquarelle que du kodachrome.

Il y en avait qui le montraient plus jeune, devant une espèce de cabane où il logeait dans le vieux quartier d'Avaricum. Brandissant je en sais quel lambeau de tissu. Mais j'ai choisi celle-là. Parce qu'elle est posée, mise en scène par l'artiste lui-même, travesti en un autre qu'il s'est choisi. Le contraste est saisissant entre l'allure masculine, fruste qui est la sienne, et la tenue qu'il a  choisie.

Il y a de la fatigue dans le visage, remarque Bosseigne.
On trouve des photos de lui jeune, où il est plein de vigueur et de drôlerie. Mais là.
On n'a pas la date?
Non, c'est une reproduction d'une photo ancienne et il y a juste l'indication du cliché numérisé.
Il est mort en quelle année?
1978.

Avaricum est un trou.
Trou de mémoire.
Et dans la vitrine du photographe, ces images de Bascoulard,
mauvaise conscience d'une ville?
Je ne dis pas ces mots. Ne sais pas s'ils sont justes.
Me contente de prendre en main la photo de l'artiste.
La pose sur la table comme si.

Tu l'invites à prendre un café et après tu lui demanderas de dessiner notre maison?

Bonne idée, mon Bosseigne.
On va lui demander.
Et puis, j'ai oublié de te dire.
Au musée j'ai vu.
Mais non, trop.
Seulement deux petits bois de renne.
Fossilisés.

Laponie centrale, pays de ceux qui n'en ont pas.
Bascoulard, ici.






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