samedi 25 avril 2015

Ecrire pour disparaître en mer ? demande Bosseigne.

Ecrire pour disparaître en mer ? demande Bosseigne.
Et je ne sais pas quoi lui répondre.
Beaucoup ont disparu ces derniers mois.
Comme souvent le silence s'installe entre nous, le matin.
Mais le soir.
Aussi.

Ces derniers temps, nous nous efforcions chacun de notre côté d'envisager une vie future où nous serions l'un sans l'autre.

Nous n'en parlons guère ensemble. Mais chacun échafaude un plan de survie.
L'accélération du temps, sans doute, produit en nous cette forme de découragement actif.
Nos lectures y sont certainement pour quelque chose. Notre inaction aussi. Car ni lui ni moi n'oeuvrons beaucoup. A part les gestes indispensables pour continuer à exister.
La thèse de Bosseigne est achevée.
Elle est en lecture.
Nous n'avons pas récupéré ce foutu fauteuil, marmonne souvent mon parent. Et sans doute ne le récupérerons-nous jamais.

Pour retrouver nos soirées, j'invente pour lui des mots à notre usage: palisir par exemple, qui a eu la grâce de le faire sourire.
Le palisir est la plus belle manière de boire le café ensemble, avais-je dit un matin.
Et mise en joie, j'avais poursuivi:
palisir du malin efface le chagrin.
Mais Bosseigne n'a pas ri.
Non, aucun rire, pas même celui dont les humains se servent pour cacher leur gêne quand ils ne savent pas comment dire qu'ils n'ont pas aimé quelque chose.
Le printemps ne nous a pas rendu notre plaisir, a-t-il enfin remarqué, rectifiant spontanément mon erreur volontaire.

(Ne nous étions-nous pas mis à vivre comme si demain notre déchéance arrivait. marchant avec précaution. évitant les difficultés du chemin. n'entreprenant plus rien. refusant même. rédigeant notre testament. sans la petite joie walsérienne. même la promenade avec le chien, non.)

Bosseigne, mon joyeux, que t'est-il arrivé que j'ignore?

C'est alors que.
Contre toute attente.
La mer est entrée dans le salon, ruinant toute tentative de mise en ordre de nos vies, ramenant son chaos bleu dans notre maison trop blanche.

Il n'y a que la mer, avait dit une amie venue en visite l'après-midi. Et ses paroles nous ont libérés.
Oui, la mer.
Et c'est une chance qu'en français, a-t-elle ajouté.
Alors I. a prononcé le nom magique: Thessaloniki.
Toute la ville en bord de mer a pénétré le salon où nous nous tenions.
Bosseigne a levé la tête de sa lecture, un roman de Fleur Jaeggi, et a souri.
Je me suis souvenu qu'un ami très cher avait aussi dit ce nom au téléphone quelques jours auparavant. Il revenait de Thessaloniki, rempli de la rumeur du port.

Quelque chose nous a été rendu, a dit Bosseigne le soir même.
Et cette femme (il parlait de Fleur Jaeggi) avec son visage coupant de nordique me fait moins de bien que ton amie grecque, a-t-il encore ajouté.
Comme une libération, non?
En Suisse, a écrit ton écrivain espagnol, ai-je dit encore, il y a trois langues, les français, les allemands et les italiens, et ça aussi, c'est un peu comme la mer.

Nous avons ri.
Enfin.
Sans la mer, que serions-nous?
Comme l'écrit Vila-Matas, nous n'avons pas besoin de monter sur l'Olympe pour savoir qu'il existe, ai-je murmuré.
Comme la Suisse, a repris mon parent hilare.
Mais la mer, ai-je repris, nous irons la voir à Thessaloniki.
Si nécessaire que nous l'oublions et que notre vie devient morne.
Un de ces quatre, ai-je répondu, un de ces quatre, comme les doigts de la main, nous irons la voir de près, la mer, et nous en serons réconfortés pour longtemps.

Quelque chose de mouillé s'est glissé entre nous.
Qui n'était pas la pluie de printemps.
Mais salé sur la langue et iodé, donnant envie de pieds nus dans le sable et l'eau.
Une liberté en sursis sans doute, mais bien réelle.
Si tant est que nous le soyons, a ajouté Bosseigne dans un éclat de rire retrouvé.
Et la nuit a recouvert la mer.






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