mardi 31 mars 2020

Chroniques du vivant (18)/(19)


(18)

Presque une rivière.
Pourquoi s’attarder sur ce presque ?
À cause de la mer qui manque. Du sel aussi.
J’enfonce sur ma tête un  bonnet de renne.
Pourquoi vouloir  ressembler à un vieil homme ?
Je ne sais pas ce que mettait sur sa tête mon père.
Mon grand-père portait un magnifique chapeau gris, très élégant.
Ce n’était pas le père de mon père.
Je crois que lui et moi ne serons jamais élégants.
Presque une rivière au bord du pré.
Mais non, juste un reflet.
Au bord du poème ?


(19)
Patraque des jours ennuage le printemps.
Farine de mots à mélanger à la châtaigne pour dresser un rempart à l’hiver.
Cette nuit, il a fait moins 8 à Sault.
Si un livre me donne un bonnet à mettre sur ma tête, je continuerai à marcher.
Dans la nuit, dans le jour, un bonnet de renne sur la tête et de longues pattes fines pour ne pas s’enfoncer.



vendredi 27 mars 2020

Chroniques du vivant (16)


(16)

La scille va fleurir.
L’orchidée aussi. Sera-t-elle blanche ? Je ne me souviens plus de sa couleur.
Fidèle, ai-je pensé, serait un nom pour cette plante.
Mais nous ne donnons pas de nom aux plantes. Aux animaux, parfois. Aux arbres, rarement. Au jardin, il y a mademoiselle Ogushi, un vieux prunier aux fleurs délicates.
Quant aux choses, nous nous contentons de les accumuler, de les détruire parfois, de les disperser.


Il a plu une pleine brouette. Un mot pour le poète ?
La langue frotte contre les dents.
S’enrage ?

mercredi 25 mars 2020

Chroniques du vivant (13)


(13)
Gel du matin ramène en Italie, à Gênes, près de Caproni et son ascenseur.
Les raies sur le toit brillent au soleil.
L’eau goutte dans l’herbe.
On n’entend rien.
Rien.
Plus haut il neige.
Les jeunes fruits auront-il gelé cette nuit ?
Je grimpe allègrement vers Castelleto.
Qui sait ? je commanderai un cinzano avec une rondelle de citron.
L’amertume chassera la tristesse.
Et une glace, et je relirai Rigoni Stern.
En attendant, les grands arums blancs se fanent sur la table.
Rien n’a vraiment changé. À part leur calice qui brunit.
Dehors quelque chose fait frémir les feuilles.
Il reste des poèmes à traduire.




jeudi 19 mars 2020

Chronique du vivant (9)


Je ne savais pas que les gants du Petit Chaperon rouge étaient blancs.
J’ignorais même qu’il en portait.
Il ? Elle ?
Questions grammaticales, au cœur même de la langue.
Deux petites filles jouent à quelques mètres. On les entend rire et crier.
L’une porte un bonnet rouge. L’autre est en blanc.
Notre voisine a craint hier, tant elles redoublaient de cris féroces, qu’elles se soient blessées.
Juste la voix vive de leurs jeux.
Leur mère travaille un peu plus loin, dans les rangées d’artichauts.
Mon ami D.H. écrit tout le temps, me dit-il au téléphone.
Une partie de sa maison est restée de l’autre côté de l’océan.
Les mots veuf, veuve reviennent dans la conversation et nous rions beaucoup.
De nos misères. Pas de la misère.
Toujours en quête de verbes monosyllabiques, encore un.
Et de couleurs.



mercredi 18 mars 2020

l’homme de guerre ne sait rien faire d’autre que rappeler à l’ordre les distraits



Leurs voix peu à peu se diluent dans le brouillard du soir qui vient, on les laisse là, on reviendra plus tard, vers la forêt et ce qui va avec, on abandonne net, on file ailleurs, on souffre d’autres douleurs, la nuit va venir sur eux, ils se sépareront ou s’entretueront, nous ne serons plus là pour observer la scène, et puis la lumière nous faisant défaut, nous aurons glissé vers la ville et ses rues bien éclairées, nous ne pouvions plus rester à attendre que quelque chose se passe, que le commandant accepte sa défaite, non, tout ça d’un coup effacé, plus rien à extraire, un jus mort, un sang noir, la disparition entre ronces et barbelés des deux protagonistes, et nous, à tenter une échappée loin de la scène de crime. Plantée devant la fenêtre je repousse le fauteuil à bout de souffle et je veux moi aussi aller voir ailleurs, plus loin, d’autres crimes, d’autres passions, me demandant ce que je cherche là, pieds gelés sur le carrelage froid, regardant ces gouttes d’encre noire sur ma main, ce qui se trame entre la bête et son humain, entre l’humain et son animal, depuis que je suis ressortie d’une caverne et ai couru vers l’échancrure de calcaire d’où l’on apercevait la vallée, bouche noire sur le flanc de la falaise, je reviens à ces mots, chassie, varices, bégaiement, comme on revient vers une source qui ne tarirait jamais et qu’on porterait en soi, avec sa propre mort, migrant d’une gorge dans une autre, échappant à la loi des humains pour renouer avec une loi archaïque tracée au manganèse sur des parois rocheuses, à la main, au doigt et à l’œil, discernant à peine ce qui s’inscrivait sachant qu’il ne faudrait pas l’enfreindre, sorte de généalogie antédiluvienne.

l’homme de guerre ne sait rien faire d’autre que rappeler à l’ordre les distraits







lundi 16 mars 2020

Chronique du vivant (8)


(8)

Un petit garçon est né chez les voisins.
Nous n’irons pas saluer les jeunes parents.
Petites pousses rouges des patates qu’il a fallu couper un peu, avant de les planter.
A mon tour, toute seule, j’ai planté un rosier à fleurs jaunes.
Contre la cabane du jardin.
On a redressé le panneau Passage piétons contre l’arbre et puis traversé la route
pour voir où en sont les pivoines.
Elles aussi pointent rouge.
Mon beau Marseille pointe aussi son nez : 
baignades d’autre temps à la Pointe rouge !
L’homme un peu  bizarre qui a planté les pivoines en plein champ et les a abandonnées  ensuite,
peut-être cette année,
en fera-t-il des bouquets de fleurs rouges à offrir aux gens de notre quartier ?





jeudi 12 mars 2020

Autres pays




AUTRES PAYS

I, La Chine

Je suis en Chine ce matin.
Pas besoin de dire où.
Ca n’existe pas ici.
Il y a trop de vide dans ce genre de maison.
Donc ils enlèvent tout ce qu’ils peuvent.
Aucune raison de chercher sous la langue.
Assieds-toi plutôt.
Chercher pour trouver un pays de rien.
Vieille Chine, ce matin.
Ne cherche pas ici. Ni dans les mains ni ailleurs.
La Chine, c’est très grand comme langue.
La nôtre est bien petite, elle tient facilement dans la bouche.

II, les renards

Les renards ont rejoint la forêt cette nuit.
Il n’y en a plus un seul dans la chambre.
Tu n’en trouveras aucun dans ma bouche.
Même les très petits sont partis.
Assieds-toi. Repose-toi un peu.
Chaque fois qu’ils viennent,
c’est pas qu’ils sont…mais ils ne veulent pas
que d’autres que moi les mangent.
Malheureusement, des gens périmés, il y en a.
On oublie parfois de les remplacer.
Et alors, après avoir mangé des saletés, ils meurent.
Oui, comme moi.
Les renards aussi.

III, la langue maternelle

Si je te demande comment va ta petite femme,
tu me réponds : j’ai un mari.
Et moi je te dis qu’il est ravi. Et toi, tu ris.
Mari/ravi rime à quoi, rime à rien.
De l’œil, celui qui voit les renards, descend une pantoufle.
On peut y boire dedans, elle est en verre.
De l’autre descend cette voix qu’on entend sous le fauteuil.
Il paraît qu’une huppe habite là. C’est comme ça.
D’autres, c’est l’oreille ou l’œil, elle, c’est le fauteuil.
Tu dis que ta mère aime rire.

Mais tu oublies :
ça donne un brave travail les mots dans une bouche,
comme les enfants,
quand on en a beaucoup.


in Le Paradis de l’oiseleur, édition Al Manar, encres Guy Calamusa, 2013








vendredi 6 mars 2020

V, le conte de l’histoire




Le grand cyprès abrite une cabane
elle s’est avancée devant nos yeux
pour questionner les vivants nus
ponts écroulés guerres perdues
Hier elle s’est accrochée à un livre
ne pas faire semblant de rejouer
le quartier détruit et l’incendie
on ne sait jamais si une cabane
se met à parler et vider son sac

Un soir que la nuit tombait froide
je lisais un poème d’Arseni
au Petit dans lequel l’enfant
(et sa fièvre )
appelait sa mère en rêve Dehors
le vent se levait et brassait le soir
le livre s’ouvrait sur les genoux
la lampe nous éclairait les mots
filaient leur sens et je sentais
ma voix faiblir pourtant je pour-
suivais ma lecture disant au petit
je ne sais pas par cœur le poème
et voudrais tellement te réciter
celui-là et d’autres Les Russes
en apprenaient faisant d’un seul
mille voix partagées récitées si-
lencieusement parfois en secret
en cachette Le poème d’Arseni
je le dois à André Markowicz
qui l’a traduit en français et
me donna l’envie de te le lire
et d’écrire sur ce carnet gris
un récit où je lis à haute voix
un poème d’Arseni Tarkovski
à celui que je nomme le Petit


mardi 3 mars 2020

Chroniques du vivant (suite)


Piétonne des chemins.
Ainsi ça commence par ces trois mots offerts.
Piétonne des chemins.
Ça se poursuivra. Ça rimera, à tout, à rien, ça ira droit et parfois pas. Sur l'épaule ça zigzaguera; ça irritera à peine la peau. Les mots s'en enchanteront, non seulement les trois, mais les autres.
Je suis celle-là, dirai-je sans forfanterie, celle-là à qui hier on a dit qu'elle marchera encore longtemps.
Au rythme du poème?
Au souffle heurté de qui n'est plus une jeune poète?
Au rythme du pied, du genou, de la rotule, du fémur, du tibia.
La tête un peu s'y mettra.
Et puis la lettre Z nous accompagnera, clic, cloc, clac.
Et d'autres compagnons encore, sans carte ni papiers.
Pas de cri, ni de hurlement pour traverser les collines.
Un bâton suffit.
Piétonne.
Tonne encore.

lundi 2 mars 2020

chroniques du vivant (suite)


Chroniques du vivant (suite)



(3)
Coq blanc. Voisinages.
On a retrouvé sa trace. Mort ou pas, il a eu le temps de fréquenter le poulailler des voisins du milieu. Au passage, nous ignorions qu’ils en avaient un. Sont médecins, très occupés. Notre vieille voisine a eu vent de l’aventure qui s’est passée pendant notre absence.
Un moment j’espère pour lui qu’il est vivant au milieu d’autres volailles.
Un moment seulement.
En tout cas, notre coq blanc a été vu vivant.
Mais les voisins médecins ont demandé s’il appartenait à leurs voisins les plus proches qui, eux aussi, ont des poules. Pas de coq, non. Des poules. Et la voisine aux poules a dit : un coq, ça ne sert à rien qu’à faire du bruit et à réveiller les gens.
Heureusement notre coq chamarré est en sécurité ; poulailler clos, trappe rabattue. Demain matin, je pourrai encore l’entendre chanter.
Me demande si le coq blanc a fini en cocotte.
Pas besoin de renard.
Un bon couteau suffit.






(4)
Deux chiens.
De chasse échappées, courant joyeux.
Blanc et marron, la belle toison brillant au soleil.
Je n’ai pas pu m’empêcher de me mettre à courir à mon tour, boitillant, sans grâce particulière, mais pressée tout à coup. Nous les avons vus sur le chemin qui mène au jardin, courant tels des gamins échappés de l’école. Les poules elles aussi étaient de sortie.
Repensé vite aux loups et aux bergers, puis me suis remise à courir de plus belle et toujours aussi maladroitement.
Plus facile d’être du côté du loup.
Surtout si on n’a pas de mouton à garder. Les chiens, eux, ont traversé la route et ont filé dans les vergers.
Nos poules s’étaient réfugiées sous un laurier et en sont sorties en nous voyant arriver.
 Sans doute se sont-elles demandées pourquoi animaux et humains se mettaient tous à courir.
Pour échapper à quelle catastrophe ?