« Que font les peuples avec les lieux qu’ils
habitent ? »
Ce sera la question qui va clore cette série de lettres.
Qui ne peut se terminer (comme la question, ou même la
réponse).
Cette nuit, j’ai rêvé un poème en anglais et ce matin,
j’ai tenté maladroitement de le transcrire pour Gabriele. Dans la matinée, je
le lui enverrai. Grace à la beauté de Serpa. Une ville blanche et basse, aux
rues étroites, pleine de musique et de poésie. Ce n’est pas la première fois
que nous croisons la poésie dans une ville au Portugal. Sur les murs, dans les
journaux, ou chantée par un chœur d’hommes a cappella, elle est moins secrète
qu’en France. À Mértola comme à Beja. Et ici, à Serpa.
Casa do cante.
Dans une ruelle étroite, après avoir cédé aux délices
sucrées dont la ville s’est fait une spécialité, nous sommes entrés dans une
belle maison où il y avait une exposition, mais aussi des gens qui préparaient
un festival de musique alentejane.
Plus loin, un étonnant système d’apport d’eau, très
complexe et partout des oliviers de mille ans. Et sous les remparts du château,
nous avons découvert a casa do povo, la maison du peuple.
Partout en ville, comme souvent dans cette région, les
affiches du parti Communiste Portugais abondent qui arborent encore la faucille
et le marteau. On ne peut oublier ici que l’Alentejo a initié la révolution des
œillets.
Pour l’heure une ville paisible, ai-je pensé, où faire
halte dans le murmure des fontaines et le roucoulement des tourterelles, à
l’ombre des grands oliviers et des orangers est bienvenu, le voyageur croyant
arriver beaucoup plus au sud.
D’une manière bien différente que les Italiens, les
Portugais ont instauré une forme de beauté dans leurs villes. Une beauté mixte,
pourrais-je dire, où les traces de la société almohade sont encore bien
visibles. Ce qui pourrait répondre à la question posée par le chercheur Keith
Basso et qui depuis hier me sert de fil dans le labyrinthe du voyage. Au lieu
de détruire purement et simplement le passé, les habitants ont composé avec
lui, le conservant dans les patronymes et les paysages : la végétation
elle-même parle une langue orientale. On est fier ici de ses origines maures. À
preuve cette statue du poète guerrier Ibn Qasi érigée récemment devant le
château de Mértola, en hommage à l’homme et sa civilisation.
L’écriture n’est pas destruction, me dites-vous, amis.
Pourtant il faut enlever beaucoup pour conserver peu.
Lisant Pizarnik, je vois l’arrachement.
Même si je sais qu’elle construisait, je sais aussi que
la destruction était à l’œuvre. En elle.
Mais ce n’était pas de si grandes souffrances que je
parlais hier. Choses plus banales.
Kill
the darlings, écrivait Faulkner. Une règle d’écriture indispensable.
Mais le rapport étroit avec le lieu d’écrire, notre
attachement à une table, un stylo, ou justement à une table errante qui seule
nous permettrait d’aller vers notre inconnu ?
Où est la maison de l’écriture ?
Thierry Metz pousse loin la question, entre ciment et
truelle.
Au moment de quitter la table blanche sur laquelle depuis
presque trois semaines j’écris ces lettres et quelques textes, table à laquelle
je m’installe inconfortablement, souvent en bout pour rester connectée à la
prise, je m’en empare une dernière fois encore. Le lieu, c’est ici aussi le
temps. Hier je pensais que ce serait la dernière. Mais la lecture d’hier soir,
les images d’Istanbul enneigée dans un film de Ceylan, la couverture blanche du
livre de Basso, font que je ne peux simplement faire les valises ce matin. Il
me faut encore écrire sur la surface laquée de blanc de la table qui sert ici
aussi bien pour les repas que pour les travaux divers et les jeux.
Ce n’est pas non plus le carnet, le lieu d’écrire.
J’en ai encore acheté deux hier à Serpa, très beaux, sur
la couverture desquels étaient écrits des poèmes sur la terre du pain,
l’Alentejo. Un pour mon fils aîné qui dessine beaucoup et sur tout ce qui lui tombe
sous la main, et un pour moi.
Cette présence du pain, nous sommes dans le grenier du
Portugal, a pour moi grande mangeuse de pain, une importance particulière. À la
lecture d’un poème de James Sacré, je me suis rendu compte que ce mot
n’existait pas pour moi dans l’écriture. Je l’avais éludé. Et de ce jour, le
pain que je fais quand je suis chez-moi est devenu le compagnon du poème, même
s’il n’est pas besoin de l’inscrire en toutes lettres ! Comme brouette ou
panier, mots aimés de James Sacré.
Mais alors où est le
lieu ?
La masse mouvante de feuillage d’un olivier que
j’aperçois de l’endroit où j’écris ?
Est-ce marcher qui donne le lieu ?
Ou rester assise en tension, serrant entre mes jambes le
pied de la table ?
Le lit blanc où nous dormirons encore la nuit prochaine,
pourvoyeur de rêves ?
Peut-être l’écran où s’alignent ces lignes, que je
n’arrive pas à échanger contre un neuf ?
Peut-être une histoire de lignes.
Dans les livres, sur les routes, au jardin.
La ligne du fleuve.
Et sur la carte celle qui nous conduit à l’est.
Que nous allons suivre.
Le feuillage de l’olivier que je vois remue doucement.
Le soleil perce la brume.
On dit qu’un grand marché s’installe au village.
Il est temps d’aller voir.
SD