Hier nous
avons découvert Alcoutim. Un nom d’origine maure et toujours le Guadiana. Ici
commence l’Algarve. En face le beau village espagnol de Sanlucar de Guadiana. Deux
rives, deux pays. Le fleuve charriait des radeaux de cannes et de nombreux
voiliers très élégants étaient amarrés d’un côté ou de l’autre, et pour
certains même, au milieu du fleuve. Ici espagnols et portugais ne se regardaient
pas en ennemis, mais en frontaliers qui parfois même se mariaient d’une rive à
l’autre et ce depuis longtemps, malgré les différends entre les deux royaumes,
la guerre d’Espagne ou Salazar. Aux interdictions, ils trouvaient des parades.
la contrebande en était une.
Sur la route,
nous avons pris en stop un monsieur qui nous a fait signe de nous arrêter sous
le panneau Alcoutim, 5 kms. Il y allait. J’ai fini par comprendre un peu ce
qu’il me demandait. Un peu d’argent pour des cigarettes. Son père était né à Mértola
et lui habitait Alcoutim. Un homme usé à l’élocution difficile. Nao dineiro,
répétait-il comme un refrain de pauvreté. Après lui avoir donné un peu
d’argent, nous l’avons laissé à l’entrée de la petite ville blanche. Il a
disparu très vite, sans doute pour acheter du tabac. Nous étions heureux d’arriver
là, au coucher de soleil, dans un lieu aussi calme. Comme le prolongement de
notre promenade de l’après-midi. Malgré le passage à l’heure d’hiver et
l’obscurcissement progressif, il faisait très doux.
Avant Alcoutim
et ses maisons blanches, nous avions marché dans le maquis alentejan jusqu’à
deux menhirs. Deux ombres veillant sur le désert. Et pourtant, non loin d’eux, nous
avons découvert des jardins, plus ou moins abandonnés dont l’un nous a servi d’oasis.
Jardim do avo, ai-je pensé. Le jardin d’un grand-père disparu. Y poussaient
dans un apparent désordre oliviers, amandiers et grenadiers sans oublier de
beaux vieux pieds de vigne. Nous nous sommes allongés dans l’herbe sèche. Sur
un grenadier restaient encore deux petits fruits que des oiseaux avaient picorés.
Ainsi vivait-on, de rien, un peu d’eau, quelques fruits et des olives. On
menait quelques brebis pour le fromage et on continuait à vivre. De presque
rien. Comme l’écrit Jean Prod’hom, ces gens restaient à l’écart. Ils trouvaient
là ce qui suffisait, à peine, mais suffisait. Rien d’idyllique. Il y avait des
années difficiles. Le vieil homme ne sera pas remplacé, avons-nous pensé. Qui
voudrait venir jusqu’ici travailler un maigre jardin par une piste à peine
carrossable par endroits ? Le prochain village est à quelques kilomètres.
Ici, pourtant, il y a un peu d’eau. Un puits dans le jardin, des ruisseaux (à
sec en ce moment), des canniers prouvent que c’est un bon endroit pour cultiver.
Mais il faut marcher pour l’atteindre. Qui marche encore à part les touristes
comme nous qui avons du temps à perdre ?
Près des
menhirs, on a aménagé un petit parking.
Ce qui laisse
supposer que certains touristes viennent visiter les ancêtres en auto.
Les ancêtres
pour moi sont ici, cachés un peu partout dans le paysage alentejan. Le vieil
homme du jardin par exemple et tous les autres avant lui. Je l’imagine montant
depuis Cortes ou Espirito Santo, sa bêche sur l’épaule. Sa femme l’accompagne.
Elle porte un panier. Le panier est un compagnon auquel James Sacré rend
hommage dans plusieurs de ses livres. Le panier est un poème. À l’intérieur on
y met tout ce qui nous est nécessaire pour la journée. Pour nous rendre au site
archéologique, nous n’avons rien pris avec nous si ce n’est de l’eau. À cause
du soleil et de la chaleur. Nous n’avons pas de panier. On en fabrique dans
toute la région. À Mértola, dans le magasin de produits locaux, il y en a
plusieurs proposés à la vente. Gabriele en a acheté un tout petit pour son
petit-fils. Le panier parle la langue du passé et je ne sais pas si c’est une
langue morte. Alors je m’efforce de l’entendre à travers les bruits et les sons
que produit le paysage alentour. J’entends les ancêtres dans la voix du
passager que nous avons pris sur la route ou du cafetier dans le très petit
village où nous nous sommes arrêtés pour boire uma cerveja. Les écoutant, je sens que la langue que je parle (et
écris) est jeune, presque trop jeune pour dire ce qui m’entoure.
J’ai acheté un
beau catalogue publié à Mértola qui décrit les richesses de l’art sacré dans la
région. Il y a là une réserve de plaisirs nombreux : lire le texte en portugais
(le déchiffrer plutôt tant bien que mal), regarder les photographies des
différents lieux que nous fréquentons, par exemple les vieilles photos qui
montrent le convento à la fin du XIX° ou les rives du Guadania, ou encore le
convento à la fin des années 1990. Et rêver aux ancêtres. Me dire que toutes
ces constructions ont vu naître et mourir des générations et parlent de
l’occupation de la région par les Maures. La belle église de Mértola a d’abord
été une mosquée et un village sur la route porte le nom de Mesquita qui
signifie mosquée. Tous les gens que je rencontre parlent de si loin que parfois
leurs voix se chargent de vieilles expressions que les dictionnaires ne
connaissent plus.
À Mértola
comme en de nombreux lieux au Portugal, le patrimoine est réhabilité. Les
moyens ont été mis en œuvre. Mais je me demande pour qui. Les beaux catalogues,
qui les achète ? Les ruines de la ville maure, qui les visite ? Des
espagnols en balade et des français, quelques anglais aussi venus de l’Algarve.
Dans les guides, Mértola est signalé comme un lieu à ne pas rater. Une ancienne
église est devenu le Musée des Arts sacrés et regorge de richesses.
Je ne sais pas
pourquoi ce matin les ancêtres m’empêchent d’accepter simplement la réalité. Les
habitants de Mértola n’ont pas besoin de visiter les sites puisqu’ils viennent
de ce monde exhumé. Ils poursuivent leur vie, entre ce passé et ce présent
comme si c’était normal. Comprenez-moi, disait
la guide des Mines de Sao Domingos.
Et comprendre
signifie d’abord accepter.
Ce qui me
reste aujourd’hui à fariner dans le texte.
Ce sera un
mot.
Un salut à la
fin de la lettre.
Très ancien et
rempli de sel.
Comme en
Tunisie.
Saude !