En face de Marseille. La mer est douce et grise.
Pas la grande Bleu mater qui mate les insoumis.
De la fenêtre le large à portée de regard. Bateaux entrant
et sortant. Croisières. Containers. Remorqueurs. Supertankers.
Tout est familier ici, pour ceux qui comme moi : la
famille sans famille.
Grisaille broussaille bleusaille et farine.
A la limite de l’invisibilité. De quoi reposer sa peine.
Je n’habite pas la maison où j’écris.
Il y a un jardin avec citronniers et orangers.
Une fontaine de mosaïque morcelée.
Des bribes et des tessons de mer.
Des méduses au ras du port. Rondes et roses.
Il y a des rebords de fenêtres et des plantes en pot.
C’est une maison des bords de mer.
Toute pleine de sel et d’histoires marines.
Ulysse aurait aimé y faire halte.
Ecrit Bosseigne à sa parente restée dans leur maison, au
loin.
Puis il sort. Retrouve le banc rouillé sur l’étroite
corniche qui surplombe la mer. Le chien est joyeux. Il retrouve son maître. Depuis
quelques jours, les conversations matinales étaient bavardes ou inexistantes.
Le chien sait. Même le mot café et son odeur surtout n’avaient plus cours. Le
chien aimerait descendre jusqu’au rivage où les vagues frappent. Fort. Mais
sans son maître, un chien, que peut-il tenter ?
Par où commencer, se demande Bosseigne.
Il y aurait tellement de choses à ne pas dire qu’il faudrait
faire un tri.
Par exemple la ligne lumineuse que j’avais remarquée sur
l’herbe du jardin de B. et qu’ici je retrouve sur la mer, entre le Frioul et la
côte.
Que peut-elle nous apporter. Je n’en sais rien, pense
Bosseigne en refaisant ses lacets.
Il remontait du fond de la calanque pour retourner vers la
maison. Avec le Blond.
La mer à Marseille n’est pas l’océan mais le ressac est
puissant en contrebas des habitations et des falaises. Un écho du vacarme des
bouches de l’enfer ? se demande-t-il encore.
Il ne faut pas se parler, il faut penser. Ce n’est pas la
même chose. Se parler à haute voix comme je le fais trop souvent. Rend fou. Ou
plutôt non. Ne permet pas d’échapper à sa folie.
Il y a eu un moment, reprend Bosseigne. Où aucune chose ne
retrouvait sa place originelle. Où une douleur venait prendre possession de
tout le territoire. Je ne savais plus où me mettre. Où mettre mon corps, mon
visage, mes mains. Plus rien de moi ne trouvait une place. Le Blond en profite
alors pour se mettre à s’agiter, aboyant, couinant et tirant sur sa laisse.
Nous rentrons, dit à haute voix Bosseigne. Le chien remue la
queue. La maison, mais laquelle ? Peu importe, une maison est une maison
est une maison. Mais non, dit le chien.
La remontée était rude mais Bosseigne fut surpris :
c’était si facile. Que s’était-il passé depuis son dernier séjour ici. Tout
était pareil, et pourtant beaucoup de nouvelles constructions sur les falaises
comme si aucune urgence climatique n’était venue rompre la belle harmonie que
tout le monde croyait éternelle. Bosseigne en venait à souhaiter l’écroulement
des collines dans la mer. Emportant tout avec elles, comme ça s’était produit
l’hiver dernier pour les grands pins enneigés.
Et il y avait autre chose. Ce dont Bosseigne ne pouvait
parler à sa parente. Ce dont il ne pouvait parler dans leur maison. C’était la
raison de son séjour en face de la mer, tout près de sa ville natale. Tout près
mais assez loin pour la regarder sans crainte. Dévisager un ennemi est
difficile. Le regarder dans les yeux, impossible.
On baisse le regard et on est vaincu, pensa encore Bosseigne,
mais cette fois, en silence. Il était arrivé devant la maison.
Plus tard, le même jour.
Manteaux. Vêtements alignés.
Dans la maison où Bosseigne n’habitait pas, il y avait
un ordre qui n’était pas le sien. C’était un soulagement. Ici on suspendait son
manteau en entrant et on enlevait ses chaussures dès l’entrée. On pouvait
chausser des pantoufles et voir la mer depuis le dedans.
Il avait remarqué des couleurs qui n’existaient pas
chez lui, le rouge par exemple, et s’il y avait des livres dans la bibliothèque
dont il possédait lui aussi un exemplaire, il y en avait d’autres qu’il n’avait
jamais eu entre les mains.
Vous vous appelez Louise comme Bourgeois. Question
idiote qu’elle avait chassée gentiment comme une mouche importune. Et vous lui
ressemblez, avait cru bon d’ajouter Bosseigne. Louise vivait parfois dans cette
maison, elle aussi. Mais pas tout le temps, avait-elle précisé. A quelle Louise
Bourgeois elle ressemblait, Louise ne l’avait pas demandé. La française, la
jeune mariée, la rieuse, la très âgée.
Je m’appelle Louise Bottu, les mêmes initiales, mais
c’est la seule similitude.
Bosseigne avait eu l’air surpris si bien qu’elle avait
ajouté :
Je ne suis pas une artiste, pas du tout.
Pour clore le sujet sans doute. Avant que Bosseigne ne
s’aventurât trop loin.
Que dites-vous de ce qui n'a pas été, avait-il
questionné à nouveau.
Pire est ce qui a été et qu’on ne peut défaire,
avait-elle répondu en remettant en place son chignon.
Est-ce que ce mot, s’était demandé Bosseigne en
l’observant, désigne encore une coiffure ? Me semble appartenir à une
vieille langue de vieille vie, non ? toujours la Bourgeois.
Mais il n’en avait rien dit à Louise.
Et puis Louise avait enfilé son manteau. Se
dépouillant en un instant de la robe aux mille seins pour sortir dans la rue et
dire ce qui en est de la vie des hommes avec les femmes.
La rue souvent se vide quand une femme comme Louise y
passe. Des oiseaux se posent sur les branches des platanes comme si c’étaient
ses bras. Le soleil lui-même glisse dans l'échancrure de son manteau de lainage
gris. Couleur de la mer, et de la laine aussi, pense alors celui qui la regarde.
Je dors à Marseille ce soir, dit-elle à Bosseigne pour
expliquer sa fuite.
Nous nous reverrons ?
Louise est déjà loin, prise de cette envie de relier
et de coller ensemble tous les mots récoltés sur le rivage lors de leur
première promenade.
Il y en aura d’autres. La première sera suivie d’une
seconde. Bosseigne s’en convainc. Il sait que c’est une manière de soigner son
éloignement. Ce sera comme ça :
Bosseigne arrivera au rendez-vous. Il ne sera pas en
retard. Plus jamais, dit-il. Et Ils poursuivront leur conversation sur les
manteaux et les robes. Lui n'en a jamais porté, avouera-t-il. Elle demandera:
de manteau? Il répondra: non, de robe de marié. Alors ils riront de cette drôle
de manière qu'a Bosseigne. Merci de nous faire rire, chuchotera-t-elle.
Deux jours plus tard.
Et Ulysse alors ? questionna Bosseigne dès qu’il
revit Louise.
Eh bien, commença-t-elle.
Oui ?
Dans l’Odyssée, mais c’est banal de le dire. Il y a
tout. Ulysse surtout.
Ce personnage est un rusé, un menteur.
Mais pas un traître, remarquez-le. Il use du mensonge
pour se sauver ou sauver les siens.
Mais c’est un assassin ! La mort des prétendants
est un carnage.
C’est son chien qui le reconnaît en premier. Le
premier chien.
Le mot est pourtant utilisé comme la pire insulte, rétorqua
Bosseigne.
Preuve que parfois on n’aime pas la fidélité et la
confiance incarnées par le chien d’Ulysse.
Ils se turent un moment. La mer changeait, passant du
gris doux et terne à une brillance joyeuse.
Il y a aussi Eumée et Euryclée, le porcher et la
nourrice. Comme le chien ils reconnaissent Ulysse. Pénélope mettra plus de
temps à le reconnaître. Il faut dire qu’Athéna se révèle une aide précieuse
pour son protégé, tour à tour le rendant invisible, fort ou faible selon la
nécessité du moment.
Une manière de dire à ces barbares de méditerranéens
que l’amour est plus civilisateur que la guerre ?
En quelque sorte, acquiesça Louise. Ulysse est le fils
de Laërte, l’époux de Pénélope et le père de Télémaque. La Sainte famille avant l’heure. Il ne veut pas partir en
guerre contre quiconque. Il veut vivre son bonheur sur Ithaque. Son île est
petite et lui suffit. La folie simulée lui a paru une arme efficace pour ne pas
quitter Pénélope.
Et le fils, Télémaque ?
C’était un nourrisson. Ulysse n’a pas pu le tuer quand
l’envoyé de Ménélas l’a posé devant la charrue. Son amour a été plus fort que
son désir d’échapper à la guerre.
Mais son retour sur l’île ?
Lui a pris beaucoup de temps et de peine. Mais il est
revenu.
Pour se venger !
C’est vrai. A cru devenir fou. Mais au bout de sa
vengeance, il y avait le lit qu’il avait sculpté pour ses noces avec Pénélope.
Ce carnage, les prétendants et les servantes, c’est
affreux.
Mais la trahison aussi est un crime.
Ne transforme-t-il pas son fils en complice du
massacre ?
Louise eut un petit geste agacé. C’est une histoire,
un mythe, tout y est exagéré, il faut le comprendre.
Le mot de complicité, dit Bosseigne, est un mot
criminel.
En l’occurrence, Télémaque aide son père à nettoyer la
maison familiale. C’est de l’hygiène mentale !
N’est-on pas complice des crimes commis ?
Ils se remirent à marcher. La pente était raide,
Louise avait un peu de mal, parfois, à ne pas glisser. Mais ne pouvait agripper
le bras de Bosseigne. Il aurait fallu qu’il le lui proposât. Après tout, elle
avait sa dignité même si ses genoux la faisaient souffrir.
Le théâtre est-il une affaire de meurtre?
Louise dit qu'elle avait lu Shakespeare. Ce qui ne
veut pas dire, ajouta-t-elle doucement, que je me sente complice de la mère
d'Hamlet.
Hélas, répondit Bosseigne en offrant son bras à sa
compagne. Tout est bien compliqué.
Et ils poursuivirent leur promenade, bras dessus bras
dessous.