Pavel
Hadeu
« Combien de rom ont perdu la vie dans les camps de
concentration ? Combien de tziganes Hitler a-t-il interné et tué de 1942 à
1945 ? »
« Dans ma tête il y a un
tableau noir. Hadeu. Pavel Hadeu. J’ai 76 ans et je m’appelle Pavel Hadeu. Dans
ma tête il y a un tableau noir. Tous les livres parlent des persécutions
antisémites, toutes les images évoquent les victimes des pogroms. Le premier camp de concentration réservé aux roms est le lager di Lockenbach, dans le Burgland.
Aucun archiviste pour faire le compte de nos existences. Pour dire le froid, la
faim, la peur, il faut des mots, des récits. Nous, les gitans, ne possédons ni
les uns ni les autres.
« Que pensait Hitler de
vous ? »
« Selon lui, nous n’étions
pas des êtres responsables. Voleurs, nomades, escrocs, assassins, mais
irresponsables. De pauvres malades. Nos cellules étaient contaminées par le Wandertrich, le gêne du nomadisme, que seule une chirurgie appropriée
aurait pu extirper, nous libérant par un acte de chirurgie que le docteur Köhler
appelait chirurgie sélective. »
« Aucun écrit sur le
génocide des rom ? »
« J’ai 76 ans et je m’appelle
Pavel Hadeu. Dans ma tête il y a un tableau noir. Je répète mon nom trois fois
par jour, parce que à travers mon nom vivent encore tous les noms de ceux qui
ont été effacés et toutes les vies qui ont été supprimées au cours de ces
cinquante dernières années. Vous voulez nous rendre justice ? Publiez mes
paroles, sur les écrans, dans les livres, à la télévision. Qu’elles se
répandent partout en Europe ! Dans la nuit des temps tous les hommes
étaient rom. Nous sommes, depuis toujours,
le peuple caché dont les autres peuples – stupides et cruels gadjos – ont honte.
Quelques généraux SS, les pires des gadjos, riaient aux larmes de la rime entre
pogrom et rom. Si je pouvais me souvenir de tous, je ne ferais pas de
discours sur la liberté, mais je commencerais, en une longue cantilène,
scandant syllabe après syllabe, nom après nom, par lire les noms de tout mon
peuple : je recomposerais mon peuple, là, devant moi. Mais à l’intérieur
de ma tête, il y a seulement un tableau noir. »
« Vous vous souvenez de
leurs noms ? »
« Qui se souvient des
noms de tous les gitans du pogrom ?
qui a assez de mémoire pour remplir l’air d’une interminable liste de sons,
sachant que chacun a été un corps riant et pleurant ? La solution finale fut décidée par Himmler
le 16 décembre 1942 dans le secteur B2 du lager de Birkenau. ».
« Combien de victimes ? »
« Interrogez les auteurs
du massacre ou fouillez de jour les champs innombrables d’ossements d’enfants
et d’adultes. Vous aurez le nombre exact. »
Premier texte de
Destins mineurs, Con un marchio preciso, Marco Ercolani, inédit en français.
(…)
Elisa
Cairo
Elisa Cairo, fille de sourds-muets, n’a
jamais entendu aucun son dans la maison de ses parents. Le monde extérieur lui
est apparu brusquement, à la fin de l’enfance, bruyant et violent, comparé au
silence de la maison. Enfin, même l’absence de voix de ses parents lui devint
insupportable, une violence de plus.
Elle écrit dans un billet qu’elle laisse
dans leur chambre : je m’en vais.
Fait ses bagages, quitte la maison et s’en va à la nuit. A Milan elle trouve un
travail d’archiviste, loue une chambre, mène une vie tranquille. Mais le bruit recommence
à lui être insupportable, que ce soit dans la rue aux heures de pointe ou dans
son travail, gênée par le bruissement des pages et le déplacement des
registres. Chaque fois elle revient chez elle avec soulagement. Mais, si elle
entend les voix de ses voisins, il lui semble devenir folle, comme si elle
était en présence d’un rituel démoniaque.
Elle commence à tenir le journal de ses
sensations. Donne un titre aux différents chapitres : Premier silence, Deuxième silence, Troisième silence. Elle écrit la
nuit, quand tout le monde, hommes et femmes, dort. À la fin du livre, elle a
réussi à tolérer les voix humaines qui résonnent dans les appartements voisins,
mais souhaite qu’elles soient légères et quasi inaudibles. Elle ne se dispute
avec personne, par crainte des cris. Bien qu’elle possède une très belle voix,
elle chuchote et ne répond à personne qui veut entamer avec elle une
conversation. Elle meurt très âgée, ayant à l’esprit les visages souriants et
muets de ses parents. Ses amis découvrent le grand livre qu’elle a écrit avec
une obstination constante pendant vingt ans : il possède mille six cent
douze pages, divisé en douze chapitres, composé de lignes blanches, séparées de
peu et remplies de mots incompréhensibles ressemblant à des notes de musique.
In Destins mineurs, Les êtres silencieux,
Marco Ercolani, en cours de traduction