mercredi 11 septembre 2013

Le tatou, ma mère et Ramuz

Cher B.

Avant de te parler d'autre chose, parlons suisse.
Ce qui signifie parlons italien par exemple.
L'armadillo, pour commencer.
C'est un texte que j'ai lu entièrement à haute voix hier après-midi. Comme je suis seule, je n'éprouvais aucune honte à m'exprimer en italien. J'y ai retrouvé à la fois la fantaisie du poète et la férule maternelle. Et aussi ce que je t'écrivais hier à propos de la honte. Un sentiment que je connais bien, issu de la tradition familiale du secret. Honte de l'enfance, de l'école, de la pauvreté. Honte de soi. De se nommer.
Honte de dire ce qui mène ma vie, la conduit, l'égare et lui donne un sens. Il semble que tu sois épargné par ce sentiment d'indignité. Je m'en réjouis.

L'armadillo, c'est le tatou.
Longtemps ma mère, pour une raison que j'ignore, m'a appelée ainsi. A cause de la carapace de l'animal? De son étrange douceur?
Elle savait déjà que nos rapports seraient difficiles. Pourtant le tatou, l'armadillo, le poète le décrit bienveillant et sans inquiétude particulière malgré les prédateurs attachés à sa perte:

On peut recruter des indigènes ivres
ou des armées de moustiques, pour le chasser.
Le tatou ne s'en préoccupe pas.

Je ne me savais pas si impassible!
En tout cas le texte (une série de 15 courts poèmes) est un vrai enchantement.
Le poète tessinois s'appelle Fabio Pusterlo, lui-même traducteur de Jacottet.
Ce tatou lit. Mais oui! Et semble-t-il de la bonne littérature puisqu'il lit Cervantès.
E quando sorge la luna, legge Cervantes.
Et quand se lève la lune, il lit Cervantès.

Comme Ramuz.
Mais l'écrivain vaudois le lit d'autre manière, se servant de Don Quichotte et de sa cuirasse pour se moquer de ses contemporains chimériques. Bizarrement, il ne s'inclut pas dans la liste qu'il dresse, faisant le portrait de ces nouveaux rêveurs et de leurs particularismes et conclut en date du 10 septembre 1895 : "Rien de plus terrible que les illusions."
Mais pour écrire, ne faut-il pas avoir cédé à une illusion?
Du reste, un peu plus loin dans son journal, en date d'avril 1900, Ramuz se contredit un peu en évoquant les voyageurs inlassables qu'il compare aux poètes dont il se réclame: "Mais nous, pauvres êtres, pétris de rêve et de caprices, qui n'avons pas la force constante et consciente des brutes paisibles, nous dont les faibles membres n'ont que des tressaillements vite éteints, de pauvres secousses impuissantes, le voyage nous lasse et la tempête nous fait peur."

Faiblesse et force s'opposent, comme le tatou sans défense face à ses ennemis.
Pourtant le tatou voyage:

Le tatou chantonne en chemin;
personne ne l'écoute.
C'est dommage : si quelqu'un l'entendait
on pourrait savoir ce que chante
ce courageux animal.

Qu'en dis-tu, Bosseigne?
Rien sans doute.
Je vais au fil de mes lectures, enchantée d'avoir découvert cet armadillo.
Un vrai poète caché.
...un armadillo, come ogni rebelle,
deve fare molta attenzione.

Tu comprends? J'espère ne pas t'ennuyer trop avec toutes ces digressions animales.
Ma mère avait deviné que sous la douceur apparente du tatou se cachait un vrai rebelle. Et voilà pourquoi.
Ensuite la honte revient, de la rébellion à la honte, un pas, que je franchis avec toi, mon parent, qui connais notre histoire.
Et je reviens à Bouvier, ou plutôt c'est lui qui s'impose à moi, lui qui aimait tant citer Robert Desnos et ses chantefables: Une fourmi de dix-huit mètres...J'entends sa voix fatiguée des derniers mois expliquer patiemment ce qu'est pour lui la poésie. Son visage se superpose au sien, plus jeune et barbu, des années de voyage. Je me demande s'il y a quelque chose à tirer de cette comparaison un peu idiote. Quel est notre vrai visage, est-ce que celui que nous avons jeunes annonce de quelque manière ce qui va advenir de lui et de nous? Tu diras que je m'égare, aussi je vais arrêter de tourner en rond et revenir vers le gentil tatou de Pusterla. La joie que m'a donné ce petit livre est bien réelle. Combien de temps va-t-elle me porter, je n'en sais rien.



J'ai pris le train aussi.
De Croy à La Sarraz.
Un vrai voyage suisse.

Suis revenue chargée de livres et d'images. De mots d'amitié aussi. D'un jardin, de fleurs et d'arbres, de roses et de sources. De chats aussi.
Sur la route, après la forêt de buis, nous avons vu deux lièvres et ensuite, après Envy, un renard, fauve et assez petit. Tu sais mon amour de ces animaux. De bon augure pour la nuit, ai-je pensé. Et la suite de mon séjour ici.
Un verre de vin blanc, un verre de vin rouge, un repas délicieux et des amis suisses. Et deux soeurs.
On m'a questionné sur notre famille en fuite. Attentivement on a écouté ce que j'en disais, presque rien.
Et à mon tour j'ai écouté les méandres familiaux de mes amis, leurs récits et l'évocation des régions suisses. Je sais que je ne retrouverai aucune trace si ce n'est celles d'autres, comme la plaque sur la maison de Gustave Roud. Ou dans un texte de Philippe Païni des choses que lui et moi (et d'autres) connaissons à propos d'un pont où une pancarte précise qu'il est interdit de pêcher en aval comme en amont.
on ne peut pêcher qu'au milieu du pont.
Commencement de la sagesse? Si tu ne peux aller ni à droite ni à gauche, si tu ne trouves aucune trace, alors.
Tout à coup, la lassitude. Deux lettres où un officier d'état civil rend compte d'une absence totale. Et voilà tout.

Bosseigne, tiens-tu un journal?
De ce que nous nous disons au soir et au matin, tiens-tu le compte?
Ecoutant les amis suisses, je me suis posé la question. Ce que je raconte de nos entretiens matinaux, par exemple, est-ce juste à tes yeux?
Je n'ai jamais tenu un journal. J'écris seulement une chronique de nos matins et de nos soirées. De notre jardin et de cette maison héritée.

Ce matin il pleut. Mon désir de promenade sera remis à plus tard.
Je suis en Suisse. Est-ce si différent d'être là plutôt que chez nous, dans la maison de ma mère ?
Si le pays est une maison, alors la Suisse tout entière et ce coin de canton, telle une vaste demeure, abritent une foule d'écrivains et artistes. Aimés. Foule de moissonneurs et d'hommes, foule de femmes au champ. Et dans une chambre, ce matin, une femme entourée de livres, qui sont autant de lieux, Haut-Jorat, Tabriz, Carrouge, Rivaz, Genève, Romanmôtier.

Et, sur l'étagère, deux films de Manoel de Oliveira, comme si le Portugal lui aussi était une maison pour la sans patrie.
Impression parfois d'être tellement sans. D'où ces petites constructions fragiles comme autant de maisons de papier que sont les livres amis avec lesquels je dors.
Mais avec mon parent, même absent, je suis avec.
Sans fauteuil, sans langue, sans famille (Sans famille, un des premiers livres que nous avons lu).
Et me voilà en Suisse, au pays rêvé maternel, sans.

Parlons suisse et vigousse, Bosseigne, et nous serons sauvés!



PS: Je vais essayer de collecter quelques-uns de ces mots que j'entends ici et qui font un peu danser la langue française pour nos soirées au coin du feu.








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