mardi 2 juillet 2013

Par où les livres nous traversent

Tu sais, on ne sait pas, ai-je commencé.

Mais lui, Bosseigne, uniquement préoccupé de son travail, ne me regardait pas. Ne pouvait donc voir mon agitation ni ma langue silencieuse s'agiter inutilement, là, dans ma bouche, au lieu de mastiquer mon pain.
Ma façon maladroite de commencer, voilà qui devrait me préoccuper davantage, ai-je pensé.
La rhétorique est un art, aurait pu me rétorquer mon parent, mais là, Bosseigne vraiment trop éloigné du sujet, visiblement soucieux. Il aurait fallu lui demander d'où venait son inquiétude. A la place de la bonne question, j'ai osé celle qui me tenait depuis l'éveil.


Par où les livres nous traversent, on ne sait pas.
Mon entretien ne s'est pas bien passé hier, a dit enfin Bosseigne.
Pourtant, ai-je tenté.
Je n'étais pas en forme ou alors cette question sujet/objet dont nous avions parlé, ou encore ton exécrable café.
Merci, ai-je dit. Merci de me coller une part de ton échec sur le dos.
Tu es vexée? a demandé surpris Bosseigne. Et puis d'échec, il n'est pas question. J'ai le poste.

Voilà bien mon parent, me suis-je dit, rongeant mon énervement sur un bout de pain grillé noirci.

C'était quoi, ta question, au fait? a-t-il repris sans attendre ma réponse concernant mon éventuelle susceptibilité matinale.
Les livres, on ne sait ce qu'il en reste en nous ni comment ils entrent en nous.
Par le regard, par l'esprit, par...
Une amie hier en parlant de sa mère a dit qu'elle souffrait d'un cancer de l'esprit.
Tu as l'art des fausses pistes.
Fausses trappes. Avec toi, il faut être vigilant.
Vigilante, non?

Je n'ai plus rien dit. A quoi bon. Bosseigne, maintenant qu'il avait vidé son sac, avait envie de rire à mes dépens et je n'étais pas en état de jouer au jeu du chat et de la souris des mots. Il avait de toute façon une longueur d'avance sur moi, sa jeunesse. Et puis le brouillard ce matin avait tué en moi l'énergie joyeuse du jardin.

Tu as remarqué que fauteuil commence comme faux, faux-semblant par exemple? Ce fauteuil est un faux problème, a-t-il conclu en éclatant de rire. Ce cancer de l'esprit dont parle ton amie, ne serait-ce pas cette manière biaisée d'entendre le langage et de le déformer jusqu'à en faire une machine à souffrir?
Je ne comprends pas ce que tu veux dire.
M'étonnerait, ma parente chérie, que tu n'entendes pas ce que je sous-entends...A malin maline, non?

Cette propension de Bosseigne à jouer sur tous les tons sa chanson m'énervait. Malines est une ville où est allé Sebald, aurais-je pu rétorquer.  Je n'avais pas envie de lui faire ce plaisir. Mais en même temps, comment se passer de sa compagnie? Mon parent et moi avons partie liée, ai-je pensé en le regardant engouffrer ses tartines. Son solide appétit va de pair avec sa manière de voir le monde, me suis-je encore dit, une manière large et vorace bien différente de la mienne, si maladroite et engoncée dans le langage au point d'en être la prisonnière, comme cette histoire de fauteuil, révélatrice de ma difficulté à accepter les mots comme ils viennent. Car plus que l'objet, c'est bien le mot( comme le nom de Sebald tout à l'heure) qui m'a retenue.

Tu es fâchée? a repris Bosseigne.
Y aurait-il une raison que je le sois?
Cette histoire de livres m'intéresse. Je me demande souvent où se déposent tous les livres que nous lisons, que nous croyons oubliés, perdus, et qui en fait se cachent bien quelque part. Ton Montaigne, par exemple...si prolixe, que deviennent tous ses chapitres, ses gloses, ses remarques? Je ne parle pas des citations abondantes qu'il fait en grec ou en latin que nous ne pouvons engranger facilement, mais le reste? Lui qui a écrit sur les transports et les bibliothèques, aurait-il réfléchi à ce que représente un fauteuil? Qui sait si quelque part dans son texte, ne se cache pas...
Oui, une autre question, pourquoi Montaigne nous aura-t-il requis? Lui plus qu'un Agrippa. Ou un Ronsard. Et plus Du Bellay que Ronsard. Mais là n'est pas la question initiale.
Toutes les questions de ce jour sont initiales.
Ne joue pas sur les mots, Bosseigne!
Tu disais par où les livres nous traversent, où, dans le corps?
Oui, restons-en là, dans le corps.
Et la tête, ma chère alouette?
Le corps, Bosseigne, est le lieu.
Le lieu du vivre?
Voilà, tu l'as dit, le lieu du livre.
Bravo, s'est écrié Bosseigne, et il nous a resservi du café.
Un excellent café qu'il avait lui-même préparé.
On n'est jamais assez prudent avec sa famille.

Le corps est donc le lieu du livre, a -t-il répété.
Ce sera la phrase initiale.
Bonne journée, a-t-il dit en quittant la table du petit déjeuner.
Oui, Bosseigne.
Bonne journée.









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