La poésie est au plus bas, m'a dit Bosseigne en s'asseyant pour prendre son café mexicain du matin.
Tu as bien dormi.
C'est étonnant que dans les librairies, la poésie soit toujours au plus bas, presque à terre.
Tu parles des étagères?
De la poésie rangée dans les rayonnages les plus bas. Là où tu dois t'accroupir. Chercher tes lunettes au fond de ta poche. Parce qu'il n'y a pas de lumière qui aille si bas.
As-tu remarqué que tous les réverbères de l'avenue s'éteignent à 8 heures 19 exactement?
Il ne s'agit pas pour eux d'éclairer la poésie, a tranché Bosseigne, agacé.
Nous sommes restés pensifs, à nous taire, devant notre tasse de café noir. Brûlant. J'ai réfléchi à cette expression, café noir, et me suis demandée si vraiment on disait encore ça, comme sucre en grains, par exemple, expression utilisée par ma mère. Et Raymond Roussel est entré dans la pièce, étoile, a-t-il murmuré et par la fenêtre, j'ai vu qu'il en restait encore une, qui s'était attardée et ne tarderait pas à rejoindre ses compagnes, me suis-je dit. Un livre rouge était posé sur la table. Textes et textiles. Papiers et tissus. Un ouvrage de référence pour mon parent, sans doute.
C'est curieux, ta manière, ai-je repris, au plus bas, pour dire en bas.
C'est simple. Tu demandes au libraire où il range la poésie, et il te montre le rayonnage le plus bas.
Il suppose, le libraire, que le lecteur de poésie est un athlète rompu à toutes les acrobaties et aux genoux tout neufs.
Un jeune homme.
Une jeune fille.
Il faut des rouages déliés pour extirper un livre depuis le bas et le remonter au jour.
C'est le mouvement même du poète, non.
Je ne comprends pas, a bougonné mon parent en mâchonnant sa tartine.
Depuis le fond. Enfin. Depuis le sombre, l'obscur, à moins que.
Impossibilité de parole. Pourtant cette manière de dire la poésie au plus bas. Presque exactement au moment où les réverbères se sont éteints. A présent la brume, ai-je constaté, ma petite étoile roussellienne s'est évanouie. A partir d'un seul mot, tu bâtis un palais. La phrase n'est pas sortie de ma bouche. Je ne voulais pas ennuyer mon parent dont je sentais monter la tension. Mauvaise nuit? Que gardons-nous du jour passé, que reste-t-il à mettre sous la dent de la mémoire? Pour Bosseigne, la réponse était le rangement de la poésie dans les rayonnages des librairies.
Et dans les bouquineries, c'est pire. On dirait que tu demandes des livres pornographiques.
La poésie?
Oui, parfois ils sont, ces livres, empaquetés dans du papier transparent, ainsi tu ne peux les ouvrir.
Etrange.
Livres dangereux aux yeux des libraires et surtout peu intéressants à vendre, peu demandés, à quoi bon.
Alors au plus bas.
J'ai tout de même acheté Jacques Réda.
En personne?
Là mon parent a ri. Enfin, riant et oubliant un peu sa déconvenue.
Et pas seulement lui, mais aussi un récit de voyage, tu sais combien.
Tu marches en lisant, oui.
Et Réda, promeneur de Paris, mais là, autre pays, la langue, et des images de guerre et de soirs, des rivières aussi qui m'ont ramené vers Trakl.
Les halliers, ces mots.
o immer mehr...
o Angst, o Last, ô poids soulevé maintenant
comme une plume...
Quelle mémoire. Mon Bosseigne!
Tout d'un coup, comme si dans la maison, on laissait entrer cette poésie du plus bas et là, entre pain et café, une échappée vers le taillis des mots. C'est tout. Si peu. Mais un peu de force vient de cette faiblesse et de la nôtre surtout, qui nous empêche de nous nourrir autrement que de pain.
Mon parent s'est tu, m'a regardée en souriant.
Sa jeunesse tout à coup. La mienne, plus lointaine, mais là, revenue jouer un moment avec la sienne.
Vers la forêt, sur le chemin, entre brume et soleil, avance une petite enfant, la Sand, la rejoindra au carrefour du bois brûlé la petite Alice et ensemble.
A ce soir, a dit Bosseigne, à ce soir, je te dirai si dans la librairie où je me rends tout à l'heure.
Au plus haut, oui.
Et voilà.
Restait à ranger la table, laver nos tasses et entreprendre à mon tour la journée.
Ouvrir la fenêtre aussi.
Faire entrer le vent.
Jusqu'au soir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire