Et si c'était plutôt le dernier, demande Bosseigne.
Tu veux dire que les mots collectionnés seront les derniers, ceux du matin, premiers prononcés?
Non, rit Bosseigne, non.
Explique-moi, explique-toi.
Nous restons le nez en l'air. Beaucoup d'étoiles au ciel. Un vertige stellaire, après la maladie nucléaire.
Ce serait plus simple de choisir le dernier mot prononcé ou même pensé avant le naufrage dans le sommeil.
Ce n'est pas un naufrage, dormir, plutôt voyage.
Une deuxième vie après celle du jour?
Pour moi, oui, ça se vit, la nuit, comme le jour. En dormant.
Je parlais comme ça.
Trop souvent, on.
Je me suis tue. Qu'est-ce que j'allais dire. Une sottise. Faire la leçon à mon parent. Alors que.
Je pense que ce serait mieux de collecter le dernier mot du soir. Parce que le matin, tout s'embrouille avec la nuit et les rêves, a ajouté Bosseigne.
Pourquoi pas, ai-je dit, pourquoi pas. C'est comme les étoiles que je ne sais toujours pas nommer.
Je ne vois pas le rapport mais si tu veux, oui, comme les étoiles mais à nommer et à conserver.
Nous nous sommes quittés. Chacun regagnant sa chambre de voyage. Sa pièce de nuit. Je sais que mon parent travaille souvent assez tard. Le dernier mot pour lui sera peut-être le nom savant d'une moisissure ou d'un agent pathogène qui s'attaque au texte. Ou au textile.
Le rossignol s'est mis à chanter. Nous approchions de l'été, ai-je pensé. Le dernier mot ou le premier?
Les draps étaient frais, la fenêtre ouverte, je lisais un livre sur la marche en ville en pensant que je préférais marcher dans les campagnes et les forêts. Pourtant, Marseille avait été mon domaine d'arpentage durant des années. Mais en ces temps de dure merveille, je marchais pour agrandir la prison maternelle, en en disjoignant les bords jusqu'à les faire craquer. Notre famille en fuite n'avait-elle pas cru bon de se concentrer dans un périmètre restreint comme pour se protéger du reste de la ville? Choisissant les hauteurs comme par désir de se hausser au-dessus du peuple. Ma mère évoquait toujours le reste des habitants comme des gens ordinaires. Ceux qui ne cessent de pleurer misère et ne font rien pour s'en sortir, disait ma mère. Gens ordinaires, donc. Ce mot était une façon de distinguer qui était fréquentable de qui ne l'était pas. Quitte à me pousser vers des jeunes gens à la peau blanche, gage de bonne éducation. Et à m'éloigner de Zohra. La guerre d'Algérie était encore bien présente dans notre maison. Bosseigne le sait, mieux que moi, lui dont le père a fait son service militaire dans les Aurès.
Eprouvant le besoin de bouger, je suis allée à la fenêtre largement ouverte sur la nuit parfumée de jasmin.
Dans le silence des étoiles et du chant du rossignol, tout d'un coup s'était glissé un pays au nom de douleur. Je suis restée accoudée à la fenêtre, me demandant si Algérie serait mon dernier mot du soir.
Mais juste avant de tomber dans le noir délicieux de ma nuit, un mot a surgi.
Oiseau.
Et je me suis endormie.
Avec lui pressé palpitant sur ma poitrine.
Ni rossignol ni huppe.
Oiseau seulement.
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