« C’est
l’art des sirènes, que de placer dans l’âme du sujet l’enthousiasme qu’il
éprouve pour lui-même ».
Reprenant
Sloterdijk, (au passage je me demande pourquoi les francophones ont tellement
de mal à retenir les noms propres étrangers), racontant souvent au Petit les
épisodes de l’Odyssée, évoquant à table l’épisode du cheval de Troie avec un de
nos fils qui dit combien il fut marqué par les récits des aventures d’Ulysse
qui ont tenu chez nous la place que chez d’autres ont dû tenir les oeuvres de
Shakespeare ou la Bible, je me rends compte à mon tour combien le texte
d’Homère a formé mon goût, a imprégné ma mémoire, même si, quand je raconte, mon
récit est lacunaire ou relève de l’interprétation. Ce qui me contraint à ouvrir
souvent l’Odyssée dans la traduction de Mario Meunier.
Quand le Petit (
qui n’a pas cinq ans) demande le retour d’ Ulysse chez lui et ce qu’il
fait avec son arc, j’hésite à décrire le massacre des prétendants et la
pendaison des servantes. Nous revenons souvent à l’épisode des retrouvailles, d’abord
à cause du chien Argos, la nourrice Euryclée, le porcher Eumée, l’enfant semble aimer
ces personnages, comme si les êtres plus humbles étaient les plus importants. Le
chien particulièrement nous rattache au présent, aux chiens que le Petit et moi
avons aimés.
Celui des
sirènes a une tout autre fonction. Le chant ensorcèle par la grâce
mortelle de la poésie ? Que chantaient les deux sirènes car elles étaient
deux ? des jumelles ? Entendre ! Mais quoi ? Le pouvoir mortel de la voix ? On oublie
souvent qu’elles chantaient « à travers
la gorge de l’autre » ce qu’il avait désir d’entendre. Ses exploits,
ses amours, sa terre, et celui qui les écoutait mourait d’entendre ces voix. Longtemps (comme d’autres
et Sloterdijk[1]
en particulier) ce passage m’a arrêtée, et plus tard, j’ai hésité à le raconter
au Petit. Mais ne lui ai-je pas déjà raconté le Cheval de Troie ? Et l’épisode
des Cyclopes, ce qui chaque fois, provoque des questions dont celle-ci,
récurrente : pourquoi le dieu de la mer est-il si méchant ? Un dieu,
c’est gentil, non ?
Pas de réponse.
Je sais
simplement que je ne sais pas.
Je ne sais pas
voir ce qui est à l’œuvre dans le nom du grand-père avec qui Ulysse chassa le
sanglier, grand-père qui donna à l’enfant son nom. De cette chasse le petit
garçon reçut une cicatrice au genou. Ce qui permit à
Euryclée de le reconnaître bien des années plus tard.
Autolycos, un
loup pour lui-même ? Roi connu « pour ses parjures et ses brigandages ».
Je ne sais pas
si je lis exactement ce qu’il y a à lire. À entendre dans ce nom.
« Entre
tous les êtres qui respirent et rampent sur la terre, la terre ne nourrit rien
de plus frêle que l’homme ».[2]
Qui m’a donné
ce goût pour l’Odyssée ? Je n’en sais rien.
La mer a sa
place. Malmousque et Maldormé, l’île d’If.
Un arrière-grand-père
travaillait aux Messageries maritimes.
Je sais
seulement que je n’ai pas eu de grand-mère ni de grand-père racontant des
histoires.
Mon père m’a
donné de la part de sa mère les aventures de Robinson Crusoë, livre perdu,
égaré, jamais retrouvé.
La mer encore.
Ma mère la
grande nageuse me lisait des contes.
J’ai dû me
mettre à aimer Ulysse au lycée, en même temps que nous lisions tristement Virgile,
dans une salle de classe, en compagnie d’une dame professeure qui ne semblait
pas passionnée par ce qu’elle enseignait. Dame, oui, toute pimpante dans mon
souvenir, et grise pourtant. Mais la mer entrait malgré tout Boulevard Michelet
dans les petites salles où s’enseignaient les langues anciennes, et la campagne
romaine aussi, celle que chantait Virgile, et les rames résonnaient et les nefs s’élançaient.
Ensuite descendre au Vieux-Port poursuivre l’aventure avec la traversée d’une rive à l’autre d’un petit bout de Méditerranée, était facile en compagnie des amies, compagnes devenues les compagnons d’Ulysse.
Ensuite descendre au Vieux-Port poursuivre l’aventure avec la traversée d’une rive à l’autre d’un petit bout de Méditerranée, était facile en compagnie des amies, compagnes devenues les compagnons d’Ulysse.
Mais avant, s’arrêter
à la Touriale, écouter Jean-Luc Sarré recommander tel ou tel poète.
James Sacré.
« Et si
nous faisions quelques pas ensemble , ai-je suggéré à mon corps le sentant
à deux doigts de me faire faux bond. »[3]
Aujourd’hui s’asseoir
sur l’esplanade du Mucem, en face du Pharo donne l’illusion de l’aventure à
mener encore. Efface la douleur et le temps. Ouvre encore à la voix Marseille
tout entière, même perdue, disparue.
Telle père et
mère.
Sirènes.
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