Vu de près, tout change. Le visage devient unique. Uniquement le sien. Le visage de Bosseigne ne peut être confondu avec le mien, par exemple. Ou celui du voisin. Ou de gens entrevus dans la rue. Non.
Voilà ce que je me disais en maudissant à la fois ma paresse et mes jambes. Elles se faisaient douloureuses parfois et justement là, pendant que je m'efforçais de distinguer ce qui, chez mon parent, avait une singularité propre et nécessitait de ma part un peu de concentration, moi dont l'esprit flottant ne cessait de vagabonder d'un point à l'autre sans se fixer vraiment, voilà que Bosseigne encore manquait.
Ce dernier avait quitté la maison pour se rendre à un colloque. Sur les textiles et les papiers allergisants.
Ou quelque chose d'approchant. Parti en Suisse. Ou en Chine. N'en savais rien. Shanghaï peut-être ou Zurich. Me laissant la maison à habiter à ma guise. Jouant même au téléphone sur ma possible fantaisie décoratrice, disant: tu vas en profiter pour tout changer, mi-rieur, mi-inquiet, et moi, non, non, non, j'attendrai ton retour.
Et celui du fauteuil.
De loin, Bosseigne n'a rien de remarquable. Il est de taille et de corpulence moyennes. C'est un trait commun aux membres de notre famille. L'invisibilité requiert un talent particulier à ne justement avoir aucun signe particulier. Mais, lorsque je considère son visage, je suis toujours étonnée de la texture de sa peau, très fine, de la forme de son visage, si régulière et de l'abondance de sa chevelure. Est-il beau, est-il agréable à regarder, il m'est difficile de répondre par la négative; je suis sa parente, vis avec lui, le retrouve soir et matin, entretiens avec lui une relation de confiance mutuelle. Même si je redoute son humour qui s'exerce souvent à mes dépens. Son visage et le mien ont pris l'habitude de se retrouver. Nos visages sont proches parents, pourrait-on dire. Comme tout visage humain?
Relisant Michaux dans le train pour Marseille, je suis restée à méditer sur ce qu'il écrivait à propos de notre tendance à reconnaître un visage humain en n'importe quel agencement de lignes et de lézardes.
Il écrit dans Passages :
"Menant une excessive vie faciale, on est aussi dans une perpétuelle fièvre de visages."
Lorsque Bosseigne sera revenu, il faudra évoquer courageusement l'histoire de la Tapissière et du fauteuil. Si j'avais une parcelle de ce courage qui anime mon parent, je prendrais en son absence la décision de me rendre en Cévennes pour en avoir le coeur net. Ainsi j'aurais des nouvelles. Et gagnerais l'estime de mon parent. Je regarde le vent. J'atermoie. Je contemple les arbres secoués. Je n'ose pas prendre de décision. Ou alors à l'emporte-pièce. Très vite téléphoner, laisser un message, raccrocher. La peur, sans doute, d'un échec, ou pire, d'une réponse, quelle qu'elle soit. Vraiment?
Vue de loin, je ne suis pas remarquable non plus. Et de près mon indécision me rapproche de la multitude. Ainsi que mes emportements qui ont plus d'une fois causé ma perte en éloignant définitivement certains de mes amis.
Michaux encore:
"Je laisse exprès durer des situations ridicules et s'attarder mes empêcheurs de vivre."
Vraiment? Alors je saisirai tout à l'heure le téléphone et en saurai plus sur ce fauteuil et cette Tapissière aux yeux de persane, dont je crois voir l'atelier entouré de hauts taillis dorés par l'automne. Et elle, à la porte nous accueillant: enfin, vous vous décidez à venir!
Et de là biches, agnelles, génisses et cavales,
accourus du profond des bois et des prés,
comme on rêve enfant de s'endormir contre le doux flanc
d'une bête au museau humide et tendre.
C'est de cette manière douce et sauvage que je voudrais voir ce fauteuil rempli, et aussi de l'odeur des forêts, et qu'il puisse enfin reprendre place chez nous.
Patience.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire