jeudi 24 janvier 2019

La meule de l'autre été/ André du Bouchet et le loup qui lisait beaucoup...



J’étais un garçon solitaire, mais j’étais vivant, je lisais des livres que j’aimais ( veux-tu que je t’en fasse la liste ?), je voyageais très loin du poêle derrière lequel, tu vas dire que tu sais tout ça, je me terrais à l’écart de la colère maternelle, alors que dois-je faire si je ne puis ni tuer ni me tuer, ni comprendre quoi que ce soit de ce qui m’arrive ? Et maintenant, peau contre peau, mon nouveau combat ?
Effectivement tu as beaucoup lu et tes parents t’ont instruit dans la religion. Est-ce que ça te sert encore aujourd’hui, je n’en sais foutre rien. Ça pourrait, ça devrait, mais parfois ça embrouille tout et il faut une bonne couturière aux doigts agiles pour débrouiller le mystère. L’histoire de Job par exemple, que t’a-t-elle appris ? Et celle de Zlateh t’a-t-elle donné goût de vivre ? Un ricin qui fait de l’ombre puis sèche sur pied, est-ce une bonne manière de rappeler à l’homme sa faiblesse ? Et la baleine de Jonas, de le faire rêver ? Car je suis sûre que tu t’es nourri de contes en place du lait que ta mère t’a refusé. Est-ce ton père qui t’a pourvu en récits ou ta nourrice inquiète ? Tu vois, je ne sais pas tout sur toi, mais je connais un peu les garçons. Ils aiment les histoires et parfois elles les libèrent et d’autres fois les empêchent de rejoindre la forêt.
La petite voix avait forci, haussant le ton, à cause du vent de plus en plus froid menant vacarme d’enfer, mais le loup n’avait pas encore l’usage de ce qui l’enveloppait et dont il aurait pu se servir pour se protéger, tout s’apprend comme le reste, aurait dû encore expliquer la voix, mais à trop faire la leçon, on n’arrive qu’à fermer les esprits et ce loup, on a pu le constater plusieurs fois, avait une âme rétive malgré la mégère dont il était l’enfant et qui avait cru, un peu vite, qu’on dresse les fils comme les chiens et les chevaux,
Quant à l’histoire de Zlateh, commença-t-il, Aaron n’est ni Jonas ni Tobie, seulement un petit garçon à la recherche d’un abri. Dans nos prés, il y avait des meules et après la lecture du conte, je ne les ai plus jamais regardées de la même manière et ce mot de meule, à l’école en ville, ils ne savent pas qu’on peut s’en faire une cabane tiède pour supporter le froid des nuits, mais comment le sauraient-ils, eux qui jamais n’ont manqué de rien et pour qui une chèvre n’est qu’une bête à exploiter,
Quand les hommes se sont mis à domestiquer la nature, d’un chevreuil ils ont fait une chèvre,
Et d’un loup, un chien, je le sais, eux-mêmes ont été domestiqués perdant eux aussi leur sauvagerie,
Et nous voilà réunis, si tu veux raconter une histoire pour apaiser ta colère,  nécessaire viatique pour reprendre la route ?
Par laquelle commencer, il y en a tellement qui ont rendu ma captivité plus douce, Huckleberry Finn, Ulysse le rusé ou le petit Aaron étaient de bien meilleurs compagnons et plus fraternels que ceux dont tu me demandes de les considérer comme mes frères. Je t’obéirai cependant et les rejoindrai car je n’ai aucun moyen de m’échapper, de quitter cette forêt et cette fourrure qui m’affuble, aucun espoir de retrouver le poêle et ma mère féroce, tu as raison de me conseiller le calme plutôt que de m’enferrer dans le rejet et la colère, mais de si loin me revient la nostalgie de ma prison d’enfance que cette liberté triste me semble pire, un purgatoire infini, enneigé et gris où la menace est omniprésente, va-t-il encore neiger, je suivrai plus facilement leurs traces dans la neige fraîchement tombée, une telle lassitude me prend, à croire que la mort n’a rien changé et que nous errons de Dante à Blake sans la moindre chance de rencontre âme qui vive, à moins que l’enfant perché haut dans l’arbre, laissant tomber son livre, nous rejoigne d’un saut et à nouveau enchante ce gel qui nous entoure, mais rien de ça n’arrivera, seulement l’ennui à gros flocons brouille le regard et donne envie de pleurer, grande envie d’une meule où se serrer peau contre poils, nous ne mourrons jamais, murmurent-ils, et moi non plus, dans les livres on vit éternellement comme dans cette Histoire de paradis dont je ne me lasse pas non plus, tandis que toi, tu t’éteindras si survient quelque pluie acide !
Tu crois donc à mon existence ? reprit la Forêt de sa petite voix tranquille.
La meule de l’autre été scintille. Comme la face de la terre qu’on ne voit pas.[1]














[1] André du Bouchet, Face de la chaleur

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