lundi 10 février 2014
Bascoulard, cabane de guingois: journal d'un corps
Même si je ne m'adresse pas à mon cher Bosseigne, en lui rappelant notre lien de parenté et d'affection, ce matin, j'ai envie de lui parler de tous ces corps errants dans nos mémoires, ceux de nos proches, le corps de ma mère qui lui a légué son fauteuil, celui de mon père exposé nu en salle de réanimation, ses parents en feu dans l'accident, mais de ceux-là je ne peux parler. Il y a les autres corps, si nombreux, si vifs, parfois si nus, si terriblement abandonnés.
A cause sans doute de mes lectures sur les Lapons et les Tchouktches. Leur manière d'envisager la mort et les corps des morts. Fait que.
Ce corps de Bascoulard.
Qui est-ce, maugrée mon parent.
Le café est à ton goût?
Meilleur que celui d'hier, même si c'était un café du dimanche.
Eh bien, avant que nous commencions ce jour de travail, j'avais envie de.
Oui? Pénible ta manière de rester en suspens comme si.
Je sais, mais je ne sais pas commencer une histoire. Il me faut la prendre au milieu.
Milieu du corps, milieu du monde. Centre?
Bascoulard vivait au centre. de son histoire d'abord, entre père et mère, violence et colère. De la France.
Son nom?
En trois tronçons: bas, cou et lard. Il avait voulu en changer. Pour celui de la mère. Mais non.
Bas corporel, comme disait Bahktine?
En tout cas, une histoire de la chair: la mère tue le père, le fils est assassiné, les corps saignent.
Bascoulard?
Oui, basculé. Le ton de la tragédie et en même temps une certaine bouffonnerie dans le travestissement du nom d'abord, du corps ensuite.
Il se travestissait?
Oui, en peintre, en femme. Il dessinait la ville, beaucoup, et très bien, vêtu d'un sarrau qui lui arrivait aux mollets. Il se faisait photographier ainsi. Il aimait sa mère. Voulait lui rendre justice à sa manière. Signait de leurs deux noms, à l'envers. Pendant la guerre, mettait un tréma sur le U de Mulet.
Ce qui te retient là.
Ce parcours, entre ville et campagne, entre père et mère, entre rien et tout.
Rien?
Oui, disparu. Errant. Sans patrie. Et tout.
Tout du dessin?
Tout d'une pièce. Construite. Il a fait faire à son usage une carriole et une sorte de vélo pour transporter son matériel. Vivait dans une cabane de guingois.
Son corps. Et son refus.
Du monde normal, du travail tarifé, de l'habiter aussi une maison, une généalogie.
Tu as vu ses dessins?
Oui, ils sont parfaits et en même temps, à travers un dessin académique ou presque, apparaissent des traits qui imperceptiblement font vibrer le paysage bien connu des habitants de Bourges. Bascoulard refusait l'ombre et aimait l'hiver.
Nous nous taisons.
Je ne dis pas que je vais peut-être rencontrer une personne qui l'a connu et possède un dessin de lui.
Je ne dis pas non plus qu'une de ses descendantes serait en chasse de tout ce qui se rapporte à l'artiste que fut son parent.
Je ne dis pas qu'un Cahier Dessiné (le numéro 2, 2002) montre des dessins de Bascoulard.
J'ignore pourquoi je ne dis pas ces choses à Bosseigne.
Je n'ai pas trouvé toute seule le nom de Bascoulard.
C'est un ami qui me l'a donné.
C'est ainsi que nous vivons.
De dons et de contre-dons.
Je retourne chez les Lapons.
tu es le maître de la toundra
et non d'une cabane de guingois.
Askold Bajanov, poète lapon cité par Marius Wilk dans son livre, Dans les pas du renne.
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