UN MALADE EN FORÊT
Un
titre en appel.
Comme
la voix se serre en annonçant la mauvaise nouvelle.
Et
ce titre, et ce nom, et aussi le souvenir d’un malaise lors d’une lecture de l’auteur.
Eté
1990.
Je
glisse de la chaise, en proie à une faiblesse insurmontable.
La
voie des hommes, celle des femmes.
Je
me souviens de la voix de L.R. des Forêts, l’auteur de la nouvelle. Un jeune
homme élégant et retenu. Un vieux monsieur.
Son
nom en écho de mon prénom.
La
voix des hommes.
La
voix des femmes qui se veut juvénile et séductrice, puis mauvaise et sévère.
Puis toutes à la fois. La voix des mères dans la voix des jeunes filles
s’imbriquant, se noyant, ensemble.
La
voix de Des Forêts reste celle d’un jeune homme. D’une rectitude solitaire.
Je
l’entends. Je la vois. Un timbre net et juvénile.
Et
le corps également, mince et élancé. Je les vois ensemble.
Un malade en forêt, ou comment ne pas se
débarrasser d’une obstination obsédante ?
C’était
ce texte que je désirais lire.
Lui
tout de suite. J’avais lu Le Bavard,
Ostinato, Les Mendiants, Les mégères de la mer.
Une sorte d’urgence soudaine. Comme on se précipite
sur un médicament en cas de migraine.
Lire Un malade
en forêt.
Peut-être en écho d’un des premiers romans lus à
l’adolescence, en cachette de ma mère, La
montagne magique, de Thomas Mann. En cachette parce que je pensais y lire
une vérité insoutenable que ma mère n’aurait pas voulu que je découvre.
Peut-être la maladie dans la nature, une impossible alliance que représentait
le sanatorium où mouraient des gens comme nous. Plus riches sans doute, mais
tout aussi fragiles. Et la montagne ne parvenait pas à les sauver.
Un malade en
forêt, se
trouve, m’apprend-on, dans le recueil La
chambre des enfants.
C’est
le titre d’une des nouvelles. Et aussi le lieu où se retirer quand il fait trop
chaud, dehors, en été. Quand l’angoisse se fait lourde, rendant impossible les
déplacements, il suffit de monter s’allonger dans la chambre des enfants dont
les volets ont été tirés. Les
draps sont frais. Voilà ce que je vois, en chuchotant le titre que je lis sur
la couverture du livre emprunté à la bibliothèque.
Debout
à côté de la porte.
Ce
temps est le temps arrêté, celui de notre jeunesse, nous, les enfants, nous,
les jeunes parents. Et puis, rien.
Louis-René
des Forêts est mort en 2000. Dans
la biographie qui ouvre le livre que j’ai sous les yeux, il n’y a pas de date
de naissance. D’autres dates sont
données qui jalonnent l’existence de l’écrivain. Cependant on n’y trouve pas la date de son mariage, ni celle
de la naissance de ses enfants, et encore moins la date de la mort de sa fille.
Dans
le recueil La chambre des enfants, réédité chez Gallimard dans la
collection L’Imaginaire, ne figure pas la nouvelle que je voulais si ardemment
lire. L.R. des Forêts a décidé de la séparer de l’ensemble. Restent la chambre,
le chanteur, l’image dans le tapis.
Mais
le malade a fui et la forêt reste introuvable.
La
première histoire, Les grands moments
d’un chanteur, rappelle Joséphine, la souris cantatrice de Kafka. Et part
du chant, mais aussi d’une voix qui fut « la plus belle du siècle», voix dont le narrateur suppose qu’elle
devait son excellence et sa supériorité à un bouleversement organique, une
maladie. D’ailleurs cette voix n’acquiert une identité que très vague. On ne
saura jamais exactement qui fut ce Molieri dont la voix enchanta puis déçut les
mélomanes amateurs d’opéra et dont le nom évoque Molière, Mozart et
Salieri. Un imposteur ? Dans
le récit, la femme amoureuse l’était de la voix et pas de l’homme, aussi Des
Forêts la montre à la fin du récit en veuve « éclatante et funèbre…à qui une belle voix avait été si chère
qu’elle en portait le deuil ».
Là
aussi réapparaît le thème de la forêt : Molieri interprète Caspar, le
forestier du Freischütz de Carl-Maria
von Weber. Maladie et forêt, ensemble avec la voix, tracent la géographie du
récit. Et revient au premier plan la nouvelle manquante dont le titre m’avait
enchantée.
Un
des textes les plus connus de L.R des Forêts est Le Bavard.
Encore
une fois la voix. Voix d’un homme.
Comment
oublier ce qui se produisit lors de la représentation donnée dans le cadre du
Festival d’Avignon en 1993 ?
En
1985, Fata Morgana réédite Un malade en
forêt séparément, conformément à la volonté de l’auteur. Huit ans plus tard, en Avignon, sont
montés simultanément Les grands moments
d’un chanteur, interprété par Pierre Leenhardt et Le Bavard, interprété par Charles Berling, mis en scène par Michel
Dumoulin..
Comme
le narrateur d’Henry James, dans la nouvelle L’image dans le tapis, livre que je découvre abandonné sur une
table de la bibliothèque dans une édition ancienne de 1957 par un lecteur désœuvré,
ou comme en 1968, quand, à l’insu de ma mère, je lisais La Montagne magique, je suis à la recherche du secret que seule la
lecture révèle. La couverture du livre rappelle celles de Gallimard mais elle
est barrée par quatre bandes rouges un peu décentrées. La collection s’appelle Eaux vives et l’éditeur en est Pierre
Horay. Dans la préface, Marie
Canavaggia, la traductrice, rappelle que James avait été frappé par le fait que
la plupart des écrivains et donc leurs œuvres n’éveillaient qu’une molle curiosité. Au contraire, à propos de l’auteur de La chambre des enfants, il est dit dans
la note biographique ouvrant le volume, que « son œuvre rare, secrète, sans aucune complaisance, a fait un long
chemin parmi plusieurs générations de lecteurs et d’écrivains». En
consultant dictionnaires et essais, je note une expression utilisée à propos de
L.R. des Forêts, ce mot, procès, le
procès de la voix, évoquant à la fois le processus et le jugement, et me
voilà mal à l’aise au bord de la chaise, à me demander ce qui se cache sous les
mots et que peut-être je n’entends ni ne vois clairement. Insidieusement Kafka
à nouveau se mêle à nous. Joséphine, et maintenant K.
Sans
oublier Henry James.
Quelle
image dans le tapis, quel malade en forêt ?
Tout
ce qui s’était passé, je m’en souvenais tout à coup, à cause de ce titre, du
nom aussi de l’écrivain, de ce besoin impérieux de relire son récit. De cette
lecture publique dans un château où j’avais cru glisser de ma chaise au sol
tellement la voix de L.R. des Forêts m’avait émue. Sur mes doigts, j’ai compté
mentalement combien d’années nous séparaient de cette lecture (1990) et de ce
qui s’était produit à Avignon cet été-là, (1993).
Qu’était-il
arrivé au comédien ?
Pour
compliquer les choses, en me livrant à quelques investigations, je m’étais
aperçue assez vite qu’il y avait eu cette année-là deux textes de L.R. des
Forêts mis en scène dans le cadre du Festival d’Avignon. Il y avait donc eu deux comédiens
différents dans le même lieu, jouant en alternance deux récits, l’un, Les grands moments d’un chanteur,
extrait du recueil La Chambre des
enfants, et l’autre, Le Bavard, un
long monologue où là aussi l’importance de la voix était au centre de
l’écriture.
Non
seulement le malade et sa forêt m’échappaient, mais en outre, je me trouvais
devant un obstacle dont je ne savais comment le détruire, ni même comment
ouvrir une brèche qui me permettrait de savoir avec exactitude le nom du
comédien et le texte joué, pour établir sûrement la véracité du fait auquel
j’avais assisté, en plus de la représentation théâtrale.
Ma
mémoire me jouait des tours, ce n’était pas nouveau et le lieu dans lequel pour
moi s’était jouée l’affaire n’était pas le même que celui indiqué dans le
programme du Festival 1993.
Avais-je entendu le récit du Bavard
ou l’histoire du chanteur Molieri ? J’inclinais à penser qu’il
s’agissait du Bavard, texte que j’avais beaucoup aimé quand je l’avais découvert,
mais mon souvenir du comédien qui jouait ne correspondait pas au nom sur le
programme. Ni le lieu.
J’étais
dans une impasse.
Appuyée
au chambranle de la porte, je n’arrivais pas à me décider sur la conduite à
tenir.
Dans
la bibliothèque, il n’y avait pas le texte que je voulais tant lire.
Et
mes recherches ne m’apportaient aucune réponse satisfaisante concernant ce qui
me préoccupait.
Sur
la table, Henry James se moquait de moi.
Je
lisais des nouvelles. Celles de James, celles de des Forêts.
Tout
le premier paragraphe de La Chambre des
enfants pourrait servir ici d’indice. Mais je ne suis pas sûre de mon fait
si je suis certaine d’avoir assisté à une scène de folie maternelle d’une rare
intensité, dans un cadre public, au moment d’une représentation théâtrale
donnée au Festival d’Avignon, cet été 1993.
Ces
événements qui arrivent en dehors de nous et qui sont avérés (lors de cette
représentation, une centaine de spectateurs étaient présents, peut-être
davantage), frappent d’autant plus notre esprit que nous les redécouvrons,
après les avoir enfouis sous des strates nombreuses, durant des années. Néanmoins, lorsque nous les
retrouvons, ils forment les
maillons d’une chaîne qui accompagne, nous semble-t-il, notre chemin et nos
préoccupations. (Il en est d’autres, plus minuscules, sans autre témoin que
nous-mêmes et ceux-là aussi constituent une sorte de chaîne. Comme cette paire
de jolies chaussures blanches posées sur un rocher, au bord d’un torrent et
personne aux alentours, à part moi.
Lors de cette « rencontre », j’étais absolument seule, c’était
le matin très tôt. J’y ai vu le clin d’œil malicieux d’un ami invisible qui a jalonné ma route depuis l’enfance
avec des chaussures en tous genres, abandonnées en ville ou en campagne, en
France ou à l’étranger, comme un geste de tendresse pour que je ne désespère
pas du monde. Peut-être mon père, ce grand invisible, parti depuis si
longtemps ?)
Bonjour,
En réponse à votre demande,
il y a eu 3 lectures et 2 spectacles en hommage à Louis René des Forêts en 1993
au Cloître du Collège d’Annecy pendant le Festival d’Avignon et rediffusés par
France Culture par la suite :
Le Bavard spectacle de
Charles Berling à partir du 12 juillet
Les Grands moments d’un
chanteur, spectacle de Pierre Leenardt
les Mégères de la mer,
lecture d’Alain Cuny
Ostinato, lecture d’Alain
Cuny avec la voix de Maria Casarès
Textes inédits lus par Louis
René des Forêts le 19 juillet, lecture unique.
Ce n’était pas au Verger
d’Urbain V comme annoncé sur la base des spectacles du site du Festival. Il y a
une erreur que je vais demander de corriger.
Bien cordialement,
Marie Claude Billard
Conservateur
Maison Jean Vilar
Loin
de s’éclaircir, ai-je pensé à la lecture du message amical de ma
correspondante, le mystère s’épaissit. J’avais une piste. Plusieurs indices. Je
savais le nom du metteur en scène : Michel Dumoulin. Le cloître du collège
d’Annecy est inconnu à la plupart des festivaliers qui fréquentent Avignon.
C’est aujourd’hui un restaurant, rue Vernet. Mais mon souvenir n’était pas faux. Le lieu, je le revoyais
clairement. Ce qui n’arrangeait mon affaire, c’est que les deux comédiens
avaient joué dans le cloître du Collège d’Annecy.
Dès
lors, qui était le malade ? Qui, la forêt ?
Mère
et fils ?
Comme
dans la nouvelle de James, je pouvais poursuivre la quête de la vérité sans
jamais parvenir à autre chose que des bribes d’indices. Avait-ce d’ailleurs une
importance de savoir qui des deux comédiens avait été rudement interpellé lors
de la représentation ? Davantage peut-être, l’impossibilité de me
souvenir, non de ce que j’avais vu et entendu comme témoin, mais de laquelle des deux nouvelles
j’avais été spectateur, me troublait.
Ainsi je me souvenais clairement de l’incident, mais pas du texte
représenté.
En
quoi cela importait, je ne saurais le dire.
C’était
une démangeaison, un prurit, une obsession que je faisais partager à mes
proches, leur posant sans cesse les mêmes questions.
Jetée
en pleine confusion, je me découvrais aussi inconsistante et bavarde que
certains personnages de des Forêts, Molieri par exemple.
Ranger
ma table de travail, dans un indescriptible désordre, était de nature à apaiser
ma curiosité en occupant mon esprit à des tâches ordinaires. Laver du linge
aussi, ou encore repasser. Méthode Thomas Bernhardt.
Au
bord de la chaise, face à la table, ne pas glisser, ne pas céder au
découragement.
Et
ce matin, cette phrase d’Ashby de
Pierre Guyotat :
« Elle
prit le château, cette forêt, elle me prit. »,
réduisant
à néant l’inquiétude, la transformant en une joie sylvestre.
A
nouveau le bateau s’éloigne sous les ombres bleues des arbres, vers le profond,
l’inaccessible joyeux du sommeil et du rêve. L’histoire se prolonge plus loin,
et je m’endors enfin. Comme le malade, comme la forêt. Comme les enfants
épuisés et repus de songes.
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