samedi 31 octobre 2015

"Heureux d'exister comme une femme", écrit Robert Walser dans son poème L'île.

Cosa mentale.

Le souvenir dissocié de la mémoire, dit Fini, écrit Sebald, engendrait une grande souffrance chez l'oncle A.

Il y a un oiseau perché sur le plus haut des quatre cyprès. Se tient dans la lumière du matin, immobile. Oiseau blanc? Un autre le rejoint. Tous deux offrant leur poitrail blanc au soleil. Un moment j'ai rêvé de mouettes venues de la mer. Ou d'oiseaux bulbul. Ce ne sont que des pies.

Le figuier resplendit encore.
Avant de disparaître.
Un coup de vent et ses feuilles joncheront le sol.


Les Emigrants, toujours sur la table. Avec, sur la couverture, ce labyrinthe en forme d'escalier, sensé évoquer la mémoire, celle des émigrants et de leurs familles.

Emigrer en Amérique.
Juifs allemands, italiens, suisses, arméniens, tous à la recherche d'une terre où le mot exil n'aurait rapidement plus de douleur en lui. Laissant derrière eux tristesse et souffrances. Misère le plus souvent.
Ceux dont je lis l'histoire ce matin sont partis dans les années qui suivent la première guerre du XX° siècle. Et l'exil a poursuivi son chemin en eux.

C'est le mot cendres allié à Amérique qui ravive une histoire familiale oubliée.

Ma grand-mère, M.L.B., en plus d'une soeur, avait un frère. C'est de ce dernier que Sebald réveille le souvenir. C'était un oncle d'Amérique. Petit-fils de ce L.B. qui naquit à Moudon, il est né à Marseille. A pris un transatlantique et s'est marié en Amérique comme Louis Soutter. Comme lui, il a épousé une femme terrible qui, disait sa nièce, ma mère, l'a ruiné. Ce sont les femmes qui mènent les hommes par le bout du nez, en Amérique, disait-elle. Elle en faisait un portrait très élogieux, un garçon magnifique, grand et élancé, un vrai Suisse de Marseille, un doux géant qui la prenait sur ses épaules quand elle était petite !
C'est le récit de sa mort qui amène avec lui le souvenir des cendres.
Peut-être est-ce de cette manière, en me racontant comment cet oncle adoré était mort, que ma mère a su prévenir toute envie de fumer chez sa fille. Je ne vois que la lettre A pour le désigner, ignorant son prénom. Me l'a-t-on jamais révélé? Aucune archive familiale en ma possession ne donne d'informations à son sujet.
Mon oncle d'Amérique, A.B., racontait ma mère, était un homme merveilleux et doux et ce sont ses mauvais amis qui l'ont tué. Ils ont versé par jeu des cendres dans son whisky et il en est mort. Des cendres de leurs cigarettes, quand il avait le dos tourné.
Elle mettait ensemble la sournoiserie des amis, le fléau du tabac et l'Amérique de toute façon pernicieuse. Me mettant en garde contre ce qu'elle jugeait des dangers mortels.

Je ne sais pas si on peut mourir de cette façon.
Mais l'émigrant de Marseille, mon oncle presque suisse, en est mort selon ma mère, là-bas, très loin, en Amérique. A cause des ces cendres de cigarette dispersées dans son verre. Alcool plus tabac plus exil=mort de A.B.
Il n'a rien laissé, sa femme ayant tout gardé pour elle, avait conclu ma mère, sa nièce. Est-ce à cause de cette mort lointaine et tragique qu'elle a toujours détesté les voyages et l'Amérique?
Peut-être.

Il va falloir que je lise quelques pages à voix haute des Emigrants à mon parent, ai-je pensé.
Il faisait vraiment jour maintenant. Un jour doré comme la veille, grâce aux feuillages des arbres, ai-je noté, qui donnent au ciel si bleu de ces derniers jours une plus grande intensité.
Et que je raconte à Bosseigne les cendres glissées dans le verre de mon oncle, le doux géant.

Lui qui aurait pu dire, arpentant les avenues de Manhattan enneigées, bien au chaud dans sa pelisse, qu'il était " heureux d'exister comme une femme"(Robert Walser).



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