Bosseigne, ai-je tenté.
Il n'a pas levé le nez de son ordinateur.
Nous étions installés au salon. Le soir venait. La porte fenêtre était ouverte sur le jardin. On entendait les oiseaux.
Certains écrivains, ai-je repris.
Oui?
Bosseigne a levé les yeux. Répété :oui?
Savent dire ce que nous.
Ne savons pas dire, c'est ça?
Non.
Je me suis tu. Ce n'était pas possible. Pas possible d'avoir. De dire. D'être. Mon parent était absorbé dans ses calculs. Inaccessible. Chantonnait dès que j'ouvrais la bouche. A table aussi. Tout le temps. Il devait m'observer et dès que. Hop! il se mettait à siffler, chantonner, tout pour que nous ne nous parlions pas. C'était une période sans conversation. Ou alors désespérante.
Bosseigne, ai-je insisté.
Oui?
Et là il s'est mis à me regarder avec une sorte de curiosité bizarre.
Oui?
J'ai hésité. J'avais envie de raconter mais son impatience avait plus pour objet l'agacement que je provoquais chez lui par mes interruptions qu'un intérêt pour ce que je pouvais avoir à dire.
Il m'est arrivé des choses aujourd'hui.
Tous les jours, non?
C'est vrai mais là cette femme.
Eh bien?
Je n'arrivais pas à lier les mots entre eux. Redoutant à la fois de sombrer dans la logorrhée issue du long silence dans lequel je m'étais tenue et l'interruption définitive que ne manquerait pas de provoquer Bosseigne si je ne parvenais pas à captiver son attention.
Allongée par terre, la tête posée sur son bras replié, là, sur le parking, couchée.
Malade?
Je le croyais, non, endormie. Une jeune fille. Oui, très jeune et l'enfant.
Quel enfant?
Dans la poussette, en plein soleil.
Où?
Devant le supermarché. Une vendeuse est sortie en criant. Cet enfant va attraper une insolation.
Et la fille?
Elle a dit qu'elle avait froid depuis le matin huit heures qu'elle était là. L'enfant était déjà malade.
La misère?
Oui, et surtout un abandon, quelque chose de si triste. Elle demandait de l'argent. Venait en train tous les matins. Pour mendier là. Même s'il pleut. De loin.
Et l'enfant?
Elle a dit tous les hommes sont comme ça. Ils font un enfant et s'en vont.
Tous les hommes?
Non. Je n'avais pas d'argent. Je lui ai proposé de faire des courses pour elle et l'enfant.
Elle avait quel âge?
Un visage de petite fille. 17 ans, elle a dit. J'habite toute seule, a-t-elle ajouté.
Petite, oui.
Et la pluie nous a inondées. Alors nous avons couru, moi jusqu'à mon auto et elle et l'enfant sous l'auvent du magasin.
Je me souviens de cette expression, a soupiré mon parent.
J'ai cru qu'il allait encore parler de la misère. Mais c'était la langue qui venait à nous.
Qu'il pleuve ou qu'il vente. C'est un verbe qu'on n'emploie plus beaucoup, venter.
A cause sans doute de l'autre, vanter.
En portugais, il y a une jolie expression pour nommer l'orage, a poursuivi Bosseigne.
La pluie, a chuva? A tempestade?
Non, um pé d'agua. Un pied d'eau.
Pourquoi la pluie?
A cause de cette fille et de l'enfant. Son enfant?
Peut-être. Plus tard, je les ai revus, l'enfant jouait devant l'entrée du magasin.
Et la fille?
Elle ne dormait pas, assise.
Et pour nommer un arbre fruitier, on emploie aussi le mot pé. Um pé d'arancia.Un oranger.
On dit en français, un pied de vigne.
On ne sait pas où ça nous mène.
La langue?
Les mots, la misère, l'intelligence des choses.
Je n'ai pas compris.
C'est ce que je voulais dire. Tu ne comprends pas. Je le vois bien. Tu veux parler et tu te tais et moi je chante, c'est ça. Mais je n'ai pas de temps à perdre. Et je ne sais pas non plus expliquer ces choses, moi non plus, a conclu Bosseigne, je ne comprends pas.
Et là, la pluie a recommencé, inondant la terrasse et interrompant les oiseaux et Bosseigne.
Ne nous restait plus qu'à rire.
Ce que nous avons fait. Un peu.
Mais en frissonnant car déjà la pièce avait pris l'air de la nuit.
Je suis gelé, a dit Bosseigne.
Moi aussi.
Ce sera tout pour ce soir, a-t-chantonné.
Et nous sommes montés nous coucher.
Um pé d'agua?
Non, une pluie de printemps.
Pour arroser un jardin.
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